lundi 27 février 2012

Tibère : le règne.


Nous avions donc laissé Tibère alors qu'il venait de succéder à Auguste. A priori, le début de règne aurait dû se passer comme sur des roulettes. Mais en Germanie, les légionnaires tirent la gueule parce qu'ils auraient préféré Germanicus comme nouvel Empereur. La situation part en vrille, des émeutes éclatent et plusieurs légions entrent en rébellion, offrant le trône à Germanicus - qui s'empresse de refuser et, entre violente répression et calinothérapie, parvient à étouffer le coup d'état. On pourrait s'émerveiller devant une telle loyauté, à ceci près que, Germanicus ayant été adopté par Tibère, il en était le successeur désigné. Il n'avait donc aucune raison de se lancer dans une entreprise aussi hasardeuse alors que l'Empire devait lui tomber tout cuit dans le bec d'ici quelques années. Je dis ça, je dis rien...   

A Rome, Tibère se heurte à d'autres problèmes, au premier rang desquels se place sa mère Livie : Auguste l'a adoptée par testament et lui a accordé le titre d'Augusta - ce qui ne veut pas dire grand-chose mais, symboliquement, affaiblit sacrément l'autorité de Tibère. D'où la necessité de s'appuyer sur un pouvoir extérieur pour gouverner. Tibère a, de surcroît, toujours été partisan d'une sorte de régime parlementaire, loin de celui mis en place par Auguste, ce qu'illustre assez bien la façon dont, bien qu'ayant accepté à contrecoeur les pouvoirs votés par le Sénat, il refuse les titres de Pater Patriae, Imperator, Augustus, ainsi que la couronne de lauriers. Pour résumer, on pourrait dire que Tibère compte dicter les grandes orientations politiques et laisser le Sénat arbitrer et gouverner. Ce qui laisse les sénateurs hagards, incapables de comprendre ce qu'il attend d'eux. L'assemblée, depuis Auguste, n'est plus qu'un ramassis de vieux croûtons serviles, prompts à s'écraser devant l'Empereur - ce qui ne les empêche pas de conspirer joyeusement dans son dos. Ils vont même jusqu'à lui proposer de le déifier de son vivant, et de changer le nom du mois de Septembre en "Tiberius" en son honneur - ce qui leur attire cette réplique cinglante du princeps : "Que ferez-vous lorsque vous en serez au treizième César ?!" Pour se faire bien voir, les pères conscrits (qui n'ont rien compris) instruisent également une floppée de procès en lèse-majesté, n'importe qui pouvant accuser son voisin d'avoir insulté la mémoire d'Auguste (et, au passage, récupérer une partie des biens du condamné.) Tibère n'a rien à voir avec tout ça, mais il intervient de moins en moins au fil des années, son dégoût envers ces carpettes de Sénateurs ne faisant qu'augmenter.


Revenons à Germanicus. Les mouvements de révolte réprimés, il a poursuivi la lutte contre les peuples germaniques. Tibère l'envoie alors en Orient où il lui accorde les pleins pouvoirs car, contrairement à la partie occidentale de l'Empire, c'est un peu la panique là-bas. Germanicus débarque avec la cavalerie et récupère l'Arménie annexée par les Parthes. Puis il s'offre un petit voyage d'agrément en Egypte avec sa femme, Agrippine l'Ancienne. Sauf qu'il omet de demander à Tibère l'autorisation pourtant indispensable pour fouler le territoire des anciens pharaons. Furieux, Tibère lui passe un savon et nomme un nouveau gouverneur en Syrie, Pison, un homme de confiance, qui s'empresse de révoquer toutes les décisions prises par Germanicus. On imagine la colère de ce dernier. Pour couronner le tout, leurs épouses respectives se détestent, ce qui n'arrange rien : les deux hommes se font carrément la gueule. En Octobre 19, après une ultime altercation, Pison embarque pour Rome mais, avant qu'il ait rejoint le coeur de l'Empire, Germanicus tombe malade et meurt.

Mort naturelle ou meurtre ? Vous vous en doutez, sa veuve, Agrippine, hurle à l'assassinat : c'est Pison, évidemment, et sa garce de femme, qui ont empoisonné son défunt mari ! Et sur ordre de Tibère encore, jaloux des succès et de la popularité de son fils adoptif. Malgré l'absence de preuve et de mobile (après tout, Germanicus s'était toujours montré loyal envers lui, et Tibère y était plus attaché qu'a son propre fils, ce bon à rien de Drusus), la rumeur enfle et le peuple frise l'hystérie collective. Pour couper court, Tibère est obligé de laisser Pison passer en procès : innocent ou non, il est de toute façon déjà condamné avant même d'être entendu et il préfère se suicider. Ce qui ne calme pas les ragôts, puisqu'on voit dans ce geste la preuve qu'il a agi sur ordre de Tibère. Par ailleurs l'apparente indifférence de l'Empereur, renfermé et peu enclin à s'épancher en public, apporte encore de l'eau au moulin de ses détracteurs.






Tibère - Musée archéologique de Nîmes.


Résumons : un sénat rempli d'hypocrites et de flagorneurs, l'opposition larvée de sa mère, un fils qui ne cesse de le décevoir, la mort de Germanicus, une Agrippine transformée en une virago hystérique, une impopularité grandissante nourrie par des rumeurs abjectes... Tibère, désenchanté, devient de plus en plus méfiant. Un seul homme trouve grâce à ses yeux : Séjan, à qui il voue une confiance aveugle. Seul à la tête de l'état à la mort de Germanicus, il a fait de lui son bras droit et le considère comme son seul véritable ami. Mais avec un ami comme celui-là, pas besoin d'ennemi ! Séjan fait partie de la classe des chevaliers et occupe depuis plusieurs années la fonction de Préfet du Prétoire - en gros, c'est le boss de la garde de l'Empereur. Fin psychologue, il a bien compris que Tibère a tendance à s'isoler et se méfier de tous : oreille attentive et épaule secourable, il se rapproche de Tibère pour mieux alimenter ses craintes, feignant une amitié sincère dans le seul but de servir son ambition dévorante et - qui sait - de devenir Empereur... Pour commencer, il faut écarter Drusus, le fils de Tibère : Séjan devient l'amant de sa femme Livilla et, avec sa complicité, l'empoisonne. En 23, exit Drusus ! Le Sénat voyait d'un mauvais oeil l'ascension de ce bonhomme, même pas issu de la noblesse : Séjan organise une nouvelle vague de délations, qui purge les rangs de l'assemblée. Puis en 26, il parvient à convaincre Tibère, qui s'en remet de plus en plus à lui, de se retirer à Capri : "Tu prendras une retraite bien méritée et moi, je liquide les affaires courantes et je gère l'Empire en ton nom." (je résume l'idée générale.)

Tibère au loin, Séjan peut maintenant s'atteler à la suite de son plan : écarter un à un les membres de la famille Impériale qui pourraient se mettre en travers de sa route. Et par "écarter", je veux bien sûr dire "liquider"... L'influence de Livie avait jusqu'à présent contrebalancé celle de Séjan : sa mort, en 29, change la donne et lui ouvre un boulevard. Il excite les héritiers putatifs les uns contre les autres et confie à Tibère qu'Agrippine et ses enfants complotent contre lui et en veulent à sa vie. Tibère ne demande qu'à y croire : voilà des années qu'il déteste cette folle dingue, qui se répand en imprécations sur son compte ! Pourtant, il attend qu'on lui fournisse des preuves - ou à défaut, de sérieuses présomptions. Il faudra plusieurs années à Séjan pour convaincre enfin Tibère : Agrippine, exilée, meurt en 33. Ses fils Néron (pas le futur Empereur évidemment) et Drusus (un autre encore...) connaissent le même sort. Outre ses filles, seul son petit dernier, Caligula, est épargné en raison de son jeune âge.

Cette fois pourtant, Séjan a présumé de son emprise sur Tibère. Déjà prévenu que le prêfét projète un coup d'état, Tibère apprend son implication dans la mort de son fils Drusus (le cocu empoisonné, vous vous souvenez ?) Cette fois, il ouvre enfin les yeux sur la vraie nature de son "ami", et décide de réagir. Mais comment faire ? Séjan a isolé Tibère et a acquis une puissance si considérable qu'il paraît désormais impossible de l'abattre. Tibère va alors faire preuve d'une habileté qui force le respect : il confie à Macron, un officier encore plus ambitieux et plus retors que Séjan, une lettre pour le Sénat. Ce courrier accorde à Séjan la puissance tribunicienne, le rendant intouchable et faisant de lui le successeur désigné de l'Empereur. Du moins le préfet du prétoire le croit-il. Au premier abord, ce n'est qu'un long panégyrique... jusqu'aux dernières lignes, où Tibère accuse Séjan de trahison et ordonne son arrestation immédiate. Trop heureux, les Sénateurs s'empressent de voter la condamnation à mort et le corps de Séjan est allègrement démembré par la foule, qui le détestait probablement autant que le Sénat.

Reste que l'épisode marque profondément Tibère, abominablement trahi par celui qu'il considérait comme son plus fidèle ami. Vieux, triste et plus misanthrope que jamais, il se terre à Capri, toujours plus déprimé et cynique quant à la nature de ses semblables. Si Suétone prétend qu'il se livrait à des orgies sexuelles, personne aujourd'hui n'accorde aucun crédit à cette calomnie : il n'est plus qu'un vieillard désespéré, revenu de toute illusion, rongé par la paranoïa et qui, de son propre aveu, a déjà vécu trop longtemps. Dégoûté de tout, il se désintéresse de Rome, laissant les affaires courantes aux mains des bureaucrates et s'occupe vaguement d'envoyer des troupes mater une nouvelle incursion des Parthes en Arménie. En 37 cependant, il se décide enfin à rentrer passer quelques jours à Rome : il n'y parviendra jamais. Le 16 Mars 37, Tibère meurt à Misène, à l'âge de 77 ans. (Selon Suétone et Tacite, sa fin aurait été quelque peu précipitée par Caligula et le fameux Macron, qui l'aurait étouffé avec un oreiller. "N'importe quoi !" s'écrie la plupart des historiens.) Il laisse l'Empire à ses deux héritiers : Caligula (son petit-fils adoptif) et Gemellus (le fils de son fils Drusus). Comme on le verra, le premier ne laissera aucune chance au second. Tibère l'avait bien compris, mais se plaignait souvent de n'avoir pas d'autre choix que Caligula - pour le malheur de Rome...

Si les auteurs antiques étaient farouchement hostiles à Tibère et l'ont accusé de toutes les turpitudes, les historiens modernes ont tendance à réhabiliter ce personnage incompris. Loin de l'image de sadique qu'on a brossée de lui, Tibère était un homme discret voire timide, modeste, qui refusait les honneurs. Moins bon communicant qu'Auguste, il n'a jamais su se faire aimer de ses contemporains - mais s'en est-il seulement soucié ? Sombre et renfermé, il est arrivé au pouvoir à 57 ans, déjà désabusé et aigri. Ce trait de caractère ira en s'accentuant, l'isolant complètement. Pourtant, excellent soldat dans sa jeunesse et fin politique, il fut également un bon administrateur et mit en place une politique économique remarquable, laissant les caisses de l'état remplies. Ses exils choisis à Rhodes puis à Capri montrent bien combien il tenait peu à la fonction d'Empereur. La tragédie de Tibère, c'est finalement d'avoir sacrifié son désir de vivre en simple particulier à son sens du devoir, assumant un rôle dont il savait pourtant qu'il ne lui convenait pas. Grâce à lui, pourtant, l'Empire aura survécu à Auguste, son créateur - ce qui n'est pas le moindre de ses mérites.

Pour en savoir plus, deux livres chaudement recommandés : "Tibère, le second César" de Catherine Salles et "Tibère" d'Emmanuel Lyasse. Citons également "Moi Claude, Empereur", remarquable série TV d'après le roman de Robert Graves, qui retrace entre autres les règnes de Tibère et Caligula. (George Baker, excellent, joue le rôle de Tibère) et dont nous aurons l'occasion de reparler. Disponible en DVD, distribué par Fravidis.

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