dimanche 22 décembre 2013

"La Toge Et Le Glaive" Prend Des Vacances.


                                        Comme l'année dernière, "La Toge Et Le Glaive" marque une pause, pendant la période des fêtes de fin d'année. L'occasion de célébrer Noël et le nouvel an, voire les Saturnales (voir ici) en attendant de vous retrouver, en 2014, pour de nouveaux articles sur l'Antiquité romaine.

                                        Bien que modeste illustratrice, je vous offre tout de même en guise de cadeau, et pour vous faire patienter, un dessin réalisé de mes blanches mains. J'aurais pu choisir un sujet en rapport avec la chrétienté - après tout, nous approchons de la fête de la Nativité - mais pour rester dans le thème de la Rome antique et puisque j'ai beaucoup parlé des gladiateurs lors de ces derniers mois, j'ai finalement opté pour tout autre chose, avec un petit gladiateur et son copain le lionceau. Ma façon à moi de vous souhaiter à tous de bonnes fêtes de fin d'année, et de vous remercier d'être si nombreux à me lire.

                             

Felicem diem nativitatis et faustus annus novus sit !

mercredi 18 décembre 2013

Smack ! Le Baiser Dans La Rome Antique.


                                        Je vous l'accorde : la logique aurait voulu que je procède dans l'ordre inverse. J'ai déjà évoqué sur ce blog la question de la sexualité dans l'antiquité romaine, et voilà que je vous propose aujourd'hui un article sur le baiser ! Mais j'ai tout de même une excuse... L'idée m'est venue en parcourant une interview de l'historien Thierry Eloi, donnée au site Rue89. Interrogé sur la sexualité à Rome, il explique entre autres que les Romains avaient du plaisir et de la sensualité une autre conception que la nôtre.
"Le plaisir, ce n’est pas non plus à travers le pénis ou l’anus que l’homme va le trouver, parce que c’est un contact avec l’intérieur du corps. Or l’intérieur du corps, c’est des glaires, c’est visqueux. Ce ne sont que des "humeurs". On est plus en contact avec ce qui fait la beauté décente du corps : la peau. Car le plaisir des Romains se trouve dans le baiser sur la peau. Encore mieux que ça, le baiser autour de la bouche. C’est l’échange de souffle qui est recherché. Les Romains n’estiment pas que le comble du plaisir, c’est l’éjaculation. Le comble du délice, à Rome, et pour un Romain, c’est le baiser. Le souffle, c’est l’éternité de la chaleur, la douceur, la chasteté et de la bonne haleine. Ce n’est pas une jouissance spermatique, c’est la jouissance pneumatique." (Lien ici.)

"Le Baiser" d'Auguste Rodin.

                                        Qu'élégamment ces choses-là sont dites ! Oui, mais voilà qui soulève une interrogation : si le baiser est le comble du plaisir pour un Romain, quel rôle a-t-il exactement dans la vie quotidienne ? Est-ce un acte public, ou est-il au contraire réservé à l'intimité ? Et n'a-t-il qu'une dimension sexuelle, ou peut-il revêtir une autre symbolique, en fonction des circonstances ? Nous allons voir que le sujet n'est pas aussi anodin qu'il y paraît.

                                        En abordant ce thème dans l'antiquité romaine, on ne saurait parler "du baiser" mais "des baisers": loin d'être une simple manifestation amoureuse, ce geste comporte différentes significations et porte en lui un code précis. On pourrait dire qu'il existe plusieurs niveaux de baisers, du plus solennel au plus intime... Sénèque écrit d'ailleurs : " Autre est le baiser qu'on donne à une maîtresse, autre celui qu'on donne à un fils; et toutefois ce baiser si chaste et si pur manifeste assez la tendresse d'un père." (Sénèque, "Lettres à Lucilius", IX -75). De fait, il existe plusieurs traductions du mot "baiser" en Latin, comme oscule, basium ou suavium.

                                        A Rome, les démonstrations publiques d'affection sont en général prohibées, et on ne les tolère que dans des circonstances bien définies. A tel point que le baiser sur la bouche a même fini par être interdit en public !  Ainsi, Plutarque raconte dans les "Vies parallèles" que Caton "chassa aussi du Sénat Manilius, que l'opinion publique désignait pour être consul l'année suivante ; le motif, c'est qu'il avait donné, en plein jour, un baiser à sa femme devant sa fille." Plus tard, l'Empereur Tibère interdit carrément les baisers - selon certains historiens, moins pour des raisons morales qu'en raison d'une épidémie d'herpès...

LES BAISERS ROMAINS : OSCULE, SUAVIUM ET BASIUM.


                                        Il existe en Latin différents mots pour traduire le terme de "baiser" : Oscule, suavium (ou savium) et basium. En théorie, chacun correspond à un type de baiser précis, selon les circonstances et les personnes impliquées. En théorie seulement car, dans la pratique, la littérature romaine révèle que les frontières sont parfois minces, et que l'usage de ces différents mots est moins tranché qu'il n'y paraît.
 

Terre cuite retrouvée à Tarse, époque romaine. (Source : newsdiscovery.com)


                                        Oscule vient du Latin osculum, que l'on pourrait traduire par "petite bouche". Le mot vient sans doute de l'expression "oscules iungere" (iungere signifiant "unir, joindre") Petit à petit, "oscule" en est venu à désigner le baiser lui-même. Ceci suggère qu'un oscule était au départ un baiser sur la bouche, et que le sens s'est ensuite élargi au baiser en général. Mais vers le fin de la République, avec l'apparition du mot "suavium" (voir ci-dessous), oscule devient un terme réservé au baiser amical et familial sur la bouche ou la joue, sans passion amoureuse. C'est donc la traduction la plus générale du mot "baiser", et le terme restera relativement neutre tout au long de l'Histoire romaine : on le rencontre dans tous les registres de langue, tous les styles d'écriture et toutes les formes d’œuvres - et sans doute dans le langage parlé. L'oscule, c'est le baiser "décent", acceptable dans la société.


                                        Le Suavium, en revanche, dérive de l'adjectif "suavis" ("goût agréable»), et au début de la littérature latine, il n'est employé que dans un Latin vulgaire et toujours dans un contexte sexuel. Toutefois, il n'existe pas de réelle différence "technique" entre suavium et oscule - le premier terme est simplement plus suggestif, plus grossier. Vers la fin de la République, le mot s'est cependant généralisé : Cicéron lui-même l'utilise dans ses lettres à Atticus (XVI - 11).  Varron remarque quant à lui que oscule et suavium sont "similaires", et la seule distinction qu'il établit entre les deux est d'ordre étymologique. Catulle enfin emploie indifféremment les deux mots.

Fresque de Pompéi (Musée archéologique de Naples)

                                        Le mot suavium passant dans le langage courant comme un synonyme d'oscule, "basium" apparait vers le début de l'Empire pour désigner de façon spécifique le baiser amoureux ou passionné. Le terme a bien sûr  essaimé dans de nombreuses langues européennes, donnant le beso espagnol, le bacio italien ou le baiser français. Certains linguistes avancent même que le terme aurait été inventé par Catulle.

                                        Chez ce poète, "basium" a toujours une connotation érotique, mais il connaîtra vite le même sort que le suavium, et désignera autant les baisers d'amants passionnés que les chastes baisers romantiques ou ceux échangés en famille ou entre amis. Il gardera pourtant toujours un petit côté argotique, et ne sera jamais utilisé par les grands auteurs officiels.

                                        Pour simplifier un peu les choses, disons qu'en règle générale, on peut considérer grosso modo que dans les textes, oscule désigne le baiser entre amis, suavium est employé pour le baiser érotique et basium pour le baiser amoureux.

LE BAISER A ROME.


Le baiser formel.


                                        Les citoyens romains s'embrassaient en public, et on suppose que la coutume a été importée des royaumes orientaux et qu'elle était initialement réservée à la noblesse. On ignore à quelle époque elle a été introduite, mais Catulle et Cicéron (fin de la république) y font clairement référence. Il est possible que ce baiser "social", hors de la sphère familiale, se soit ensuite étendu aux autres couches sociales - bien que rien ne permette d'être catégorique.

                                        Il pouvait s'agir d'un simple salut (par exemple lors de la salutatio des clients à leur patron), d'une marque de respect ou d'une manière de conclure un accord ou un contrat - un peu comme la poignée de mains aujourd'hui. Le baiser est donc ici un rituel social. Ce baiser était vraisemblablement donné sur la joue, mais aussi sur la bouche :
"Muses et toi, Phébus, que ma douleur vous touche
Ce sont vos vers badins que j'en dois accuser ;
J'en étais quitte hier pour un demi-baiser,
Et Posthume aujourd'hui me baise à pleine bouche." (
Martial, "Épigrammes", II -22)

La salutatio. (Carte promotionnelle Liebig.)

La pratique  semble avoir été très fréquente, ainsi que le déplore le même Martial :
"Il n'y a pas moyen, Bassus, d'échapper aux donneurs de baisers. Ils vous pressent, vous arrêtent, vous poursuivent, se jettent à votre rencontre, ici comme là, partout, en tout lieu. Il n'est point d'ulcère malin, de pustule bien luisante, de mentagre, de sales dartres, de lèvres barbouillées de cérat, de roupie condensée au bout du nez, qui vous en garantissent. Que vous ayez chaud, que vous ayez froid, que vous vous réserviez pour le baiser nuptial, vous n'en serez pas moins baisé. Le capuchon dont votre tête est enveloppée, les peaux et les rideaux de votre litière, le soin avec lequel vous la fermez ; rien n'y fait. Il n'est petite fente à travers laquelle ne passe un donneur de baisers. N'espérez pas que le Consulat, le Tribunat, l'effroi des faisceaux ou la verge imposante du licteur à la voix criarde fassent fuir un donneur de baisers. Que vous siégiez sur un tribunal, ou bien que vous rendiez la justice du haut d'une chaise curule, un donneur de baisers escaladera l'un et l'autre ; il vous baisera tremblant de fièvre et pleurant ; il vous baisera bâillant et vous baignant ; il vous baisera même chiant : contre un pareil fléau il n'y a qu'un remède, c'est de vous faire un ami que vous soyez décidé à ne pas baiser." (Martial, "Épigrammes", XI - 98.)

Trajan, un empereur qui fait la bise !
 Les textes antiques évoquent aussi l'acte de baiser les mains. Chez Flaccus, c'est un fils qui baise la main de son père, et des soldats celle de leur chef chez Tacite. On sait aussi que les candidats aux élections baisaient la main des électeurs, pour solliciter leurs suffrages. Le baiser apparaît ici comme un signe de déférence et de respect. Ce geste est également pratiqué auprès de l'Empereur, principalement par les personnalités les plus illustres. Il s'agit toutefois d'une généralité, qui n’exclut pas les cas particuliers. Ainsi, Pline le Jeune raconte que l'Empereur Trajan échangeait des baisers en guise de salutation avec les membres de la classe sénatoriale - manière de se mettre à leur niveau, et de leur donner un signe public de son amitié.
"On ne vous voit pas renvoyer à vos pieds les embrassements du citoyen humilié, ni présenter à sa bouche une main superbe. Votre visage auguste reçoit son baiser avec la même politesse qu'autrefois, et votre main n'a rien perdu de sa modeste réserve." (Pline le Jeune, "Panégyrique de Trajan", XXIV.)

                                        Mais sous Caligula, Domitien puis surtout à partir du règne de Dioclétien, on manifestait sa soumission par la proskynèse, qui consistait en une sorte de prosternation au cours de laquelle on baisait les pieds ou le bas de la robe de l'Empereur. Cette coutume a plus tard été adoptée par les dignitaires chrétiens, qui baisaient les pieds du Pape - bien que la Bible interdise de telles pratiques :
" Et je tombai à ses pieds pour l'adorer; mais il me dit: Garde-toi de le faire! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Adore Dieu. Car le témoignage de Jésus est l'esprit de la prophétie." (Apocalypse 19:10)

"Un Empereur Baisant Les Pieds Du Pape". (Ill. John Foxe - ©The Stappleton Collection)

Plus démonstratif encore que le baiser sur la main, ce geste témoigne d'une soumission et d'une obéissance totales : L. Pison par exemple, accusé par Claudius Pulcher en 58 avant J.C., aurait baisé les pieds de ses juges, lors de son procès.
"Au moment même où l'on recueillait les suffrages qui le condamnaient, il survint une pluie violente et, comme il était prosterné à terre embrassant les pieds de ses juges, il se couvrit le visage de boue. A cette vue, le tribunal fut retourné et passa de la sévérité à la compassion et à la clémence : il estima que les alliés avaient déjà reçu une satisfaction suffisante en le voyant réduit à cette triste nécessité de s'abaisser à des supplications humiliantes et de se relever sous des dehors si ignobles." (Valère Maxime, "Actions Et Paroles Mémorables", XVIII-1.6.)

Le baiser religieux.


                                        En dehors des baisers formels décrits ci-dessus, il était donc interdit à Rome de s'embrasser en public. Pour contourner l'interdiction, les Romains inventèrent le "baiser soufflé", que vous connaissez forcément : on porte la main à la bouche et on mime un baiser que l'on fait mine de "souffler" vers son destinataire. Bizarrement, on le retrouve surtout dans un contexte religieux : on adressait un baiser soufflé à la statue d'un Dieu, à un temple ou à un objet sacré. L'adorateur avait généralement la tête voilée et il pouvait aussi baiser les pieds de la statue. Par ailleurs, c'est de cette pratique que vient le mot "adorer", formé du radical Latin ad- (vers) et du mot "ore" (la bouche).

                                        Cette fois, le baiser est un marqueur du sacré, une preuve de dévotion - que les Chrétiens adopteront également, et qui subsiste encore dans certaines régions. L'oscule joua un autre rôle dans la religion chrétienne : très répandu en méditerranée, ce baiser devint un signe de fraternité entre coreligionnaires. Il est encore fréquent aujourd'hui au cours de certaines messes : nommé oscule pacis, il était aussi pratiqué par Jésus, ainsi que le montre la Bible, qui encourage par ailleurs les fidèles à s'embrasser:
"Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. Toutes les Églises de Christ vous saluent. " ("Épitre aux romains", 16. 16-16.)

Le Baiser de Judas. (Ravenne, Basilique Saint Apollinaire le Neuf.)

                                        Reste un autre baiser, sans doute le plus tristement célèbre de l'Histoire du Christianisme : celui que Judas donna à Jésus dans les jardins de Gethsemane, le désignant ainsi comme le Christ aux soldats romains venus l'arrêter. 

"Comme il parlait encore, voici, une foule arriva ; et celui qui s'appelait Judas, l'un des douze, marchait devant elle. Il s'approcha de Jésus, pour le baiser. Et Jésus lui dit: Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme!" ("Évangile Selon Saint-Luc", 22.47-48)
Mais nous débordons un peu du sujet, puisqu'il n'est pas dans mon intention d'analyser la signification du baiser dans la religion chrétienne... Malgré tout, il était impossible de faire l'impasse sur ces quelques exemples.

                                        Pour en revenir aux Romains, le baiser religieux se retrouve aussi dans le "Satyricon" de Pétrone, quand les convives effrayés par diverses histoires de revenants baisent la table pour demander aux esprits nocturnes de les laisser rentrer chez eux en paix :
"Saisis d'étonnement, mais cependant convaincus, nous embrassons la table pour tromper le sort et nous conjurons les sorcières de rester chez elles pendant que nous rentrerons chez nous." (Pétrone,"Satyricon", LXIV)

Un banquet romain. (Source : ancienthistory.about.com)

                                        Sans doute peut-on également ajouter la manière dont les Romains embrassaient parfois le sol de leur patrie, puisque cette manifestation semble rejoindre l'expression de la pietas. Enfin, dans l'antiquité romaine, la coutume voulait que le pater familias embrasse sur la bouche un parent qui venait de mourir : c'était un geste symbolique, une façon de recueillir et préserver l'âme du défunt.

Le baiser affectueux.


                                        Bien évidemment, le baiser était aussi une démonstration d'affection envers un parent, un enfant ou un ami. Ce type de baisers peut être accompagné d'une étreinte - surtout entre membres d'une même famille. Les pères et les mères embrassent leurs enfants des deux sexes, de même qu'il est jugé comme tout à fait normal pour un frère et une sœur de s'embrasser. Le baiser en public est aussi un fréquent entre mari et femme - mais il s'agit alors d'un baiser de salutation, dépourvu de charge sexuelle. (Les textes emploient d'ailleurs le terme "oscule", et non "suavium")

                                        Ces baisers expriment la pietas - que l'on peut grossièrement rapprocher d'un sentiment de respect et de devoir. Les bébés reçoivent aussi des baisers, aussi bien de la part de leurs parents que d'amis de la famille. Pétrone montre dans son "Satyricon" deux femmes ivres échangeant des baisers d'affection au cours du fameux dîner donné par Trymalcion.

                                        En d'autres occasions, les objets peuvent servir de substituts, représentant la personne à laquelle est destiné le baiser.
"Germanicus avait épousé Agrippine, fille d'Agrippa et de Julie, et il en eut neuf enfants. Deux d'entre eux moururent en bas âge, et un troisième au sortir de l'enfance. Ce dernier était remarquable par sa gentillesse. Livie orna son image des insignes de Cupidon, et la plaça dans le temple de Vénus, au Capitole. Auguste la mit dans sa chambre, et la baisait toutes les fois qu'il y entrait." (Suétone, "Vie de Caligula", VII.)
"Casina" de Plaute. (Ill. Jan Goeree, via www.sites.univ-provence.fr)

                                        Bien sûr, le baiser peut aussi exprimer toutes sortes de sentiments divers et variés, comme par exemple un élan de joie. On le voit illustré dans une pièce de Plaute, "Casina" : un intendant ayant arrangé pour son maître un rendez-vous amoureux, celui-ci en est tellement heureux qu'il peut à peine se retenir de l'embrasser !
"OLYMPION : Ne suis-je pas bien complaisant pour toi? Ce que tu désirais le plus ardemment, je le mets à ta disposition. Tu auras celle que tu aimes sans que ta femme en sache rien.
LYSIDAME : Motus ! Que les dieux me soient en aide, comme il est vrai que j'ai peine à retenir mes lèvres impatientes de te baiser pour un si beau trait, volupté de mon âme." (
Plaute, "Casina", II - 7)

Un cas particulier : le ius osculi.


                                        Le ius osculi était une coutume du Droit romain, selon laquelle un mari pouvait accueillir sa femme par un baiser. Il semble que cet usage, très ancien, englobe tous les parents de sexe masculin jusqu'au 6ème degré. Certaines sources précisent que le lien du sang est indispensable (Plutarque), quand d'autres incluent aussi la belle-famille : dans les deux cas, la loi romaine archaïque interdisant les remariages avec la belle-famille en cas de veuvage, il s'agit donc de relations excluant la possibilité d'une union. Il était considéré comme indécent qu'un homme et une femme s'embrassent en dehors de ce cercle parental.

                                        Les Romains croyaient que le ius osculi avait été institué du temps de Romulus quand, en réalité, il semble qu'il s'agisse d'une pratique plus ancienne encore, probablement d'origine indo-européenne. La signification première s'est perdue au fil du temps, mais une théorie commune veut que la coutume vienne de l'interdiction autrefois faite aux femmes de boire du temetum (vin pur). On craignait en effet que la boisson n'incite les femmes à se comporter de façon indécente, raison pour laquelle elles devaient se contenter de vin doux. Ce baiser aurait permis aux parents de sexe masculin de vérifier, grâce à son haleine, que la femme n'avait pas désobéi à la loi.
"Les auteurs qui ont traité des mœurs et des coutumes du peuple romain, nous apprennent que les femmes de Rome et du Latium devaient être toute leur vie abstemiae, c'est-à-dire s'abstenir de l'usage du vin , appelé temetum dans la vieille langue. Le baiser qu'elles donnaient à leurs parents servait d'épreuve : si elles avaient bu du vin, l'odeur les trahissait, et elles étaient réprimandées. (...) Caton nous apprend qu'elles n'étaient pas seulement réprimandées pour avoir pris du vin, mais punies aussi sévèrement que si elles avaient commis un adultère. . (Aulu-Gelle, "Nuits Attiques", X - 23.)

Couple s'embrassant (Fresque de  Pompéi.)

La contrevenante s'exposait à des peines extrêmement sévères, comparables à celles visant une femme adultère et pouvant aller jusqu'à la mort.
"C'est un grand crime qui avait poussé à la répression la sévérité de ces hommes. Celle d'Egnatius Mécénius fut excitée par un motif bien moins grave : il fit en effet mourir son épouse sous les coups de bâton pour avoir bu du vin. Ce meurtre ne donna lieu à aucune accusation ; il n'y eut même personne pour le blâmer. Chacun pensait qu'elle avait justement expié par une punition exemplaire un manquement aux règles de la sobriété. Il est vrai que toute femme qui aime à l'excès l'usage du vin, ferme son cœur à toutes les vertus et l'ouvre à tous les vices." (Valère Maxime, "Actions et paroles mémorables", VI - 3.9)
                                        Bien que cette interdiction soit tombée en désuétude et que la société romaine soit devenue plus tolérante - il semblerait que le dernier divorce motivé par une consommation de vin pur par l'épouse date de la fin du IIème siècle avant J.C.  - cette coutume du ius osculi a persisté tout au long de la république, et même sous l'ère impériale. Un fragment de Cicéron indique par exemple que, peu de temps seulement avant son époque, les parents d'une femme devenue "infâme" pouvaient montrer leur désapprobation en refusant de l'embrasser, la reniant ainsi comme leur fille.

Le baiser romantique et le baiser érotique.

"Mariés". (Tableau de Frederic Leighton)

Nous avons vu que les Romains s'embrassaient parfois en public sur la joue, entre égaux pour témoigner leur respect. Le baiser pouvait aussi être un acte de soumission ou de vénération religieuse.

Mais les "vrais" baisers, les baisers amoureux, ceux dont Thierry Eloi dit qu'ils étaient le summum de la volupté pour les Romains, étaient interdits en public, car inconvenants au regard de la pudicita, hautement valorisée dans la société romaine. Ces transports étaient donc réservés à la sphère privée.

Comme indiqué plus haut, les baisers échangés dans l'intimité étaient en général le basium, et surtout le suavium, que l'on rencontre le plus fréquemment dans les textes. Le mot a la même origine que le mot "salive" : pas la peine de vous faire un dessin ! Voilà notre French kiss passionné, avec la langue ! On rencontre parfois dans les textes les diminutifs "suaviolum" (petit baiser) ou "salveolum" (petit salut), mais ne nous y trompons pas : le suavium est en général un prélude, une invitation à d'autres épanchements, plus physiques et plus intimes.

                                        Si l'on évoque ici les baisers sur la bouche, les baisers sur le visage, l’épaule, la poitrine, les cheveux ou dans le cou sont aussi mentionnés par certains auteurs, qui nous donnent ainsi des exemples très variés.
"Voudrais-tu échanger contre un seul cheveu d’elle
Les fabuleux trésors du riche Achaeménès,
Les revenus entiers de la grasse Phrygie,
Tous les palais de l’Arabie,
Quand elle offre sa nuque à tes baisers brûlants
Ou qu’elle te refuse en coquette accomplie
Ce qu’elle voudrait bien que le maître lui prenne
Et que parfois elle lui prend ? "
(Horace, "Odes", II - 12.)

"Les Amours" d'Ovide. (Ill. Martin Van Maele.)

 "Du reste, vous ferez bien de laisser à découvert l'extrémité de l'épaule et la partie supérieure du bras gauche : cela sied surtout aux femmes qui ont la peau très blanche; enflammé par cette vue, je voudrais couvrir de baisers tout ce qui s'offre à mes regards." (Ovide, "L'art d'aimer", III-310.)

                                        Il semble qu'en général, les Romains aient été des adeptes de baisers brefs mais répétés, exprimant leur désir par le nombre et non par la durée. On trouve cependant quelques exceptions, avec des descriptions de longs baisers appuyés :
"J'ai encore présent devant les yeux le spectacle de ton départ. Je vois ta flotte, prête à voguer, stationnant dans mes ports. Tu osas m'embrasser, et, penché sur le cou de ton amante, imprimer sur ses lèvres de tendres et longs baisers, confondre tes larmes avec mes larmes, te plaindre de la faveur des vents qui enflaient tes voiles, et m'adresser, en t'éloignant, cette dernière parole : "Phyllis, attends ton Démophoon." " (Ovide," Les Héroïdes", II.)
Baisers mouillés, bouches entrouvertes, langues qui se mêlent : voilà en tout cas la préférence
d'Ovide, tel qu'il le confesse :
"En contemplant sa beauté, mes bras nerveux tombèrent d'eux-mêmes, et ma maîtresse trouva sa sûreté dans ses armes. Moi, tout à l'heure menaçant je me jetai suppliant à ses pieds, et la priai de me donner de moins doux baisers, Elle sourit ; et m'accorda avec amour le baiser le plus tendre, un de ces baisers qui arracheraient à la main irritée de Jupiter sa foudre étincelante. Ce qui me tourmente aujourd'hui, c'est la crainte que mon rival n'en ait reçu d'aussi délicieux ; je ne voudrais pas que les siens eussent été du même titre. Ce baiser, cependant, annonçait plus d'art qu'elle n'en doit à mes leçons ; il me sembla qu'elle avait appris quelque chose de nouveau. Le charme fut trop puissant, et c'est un triste présage ; c'est pour mon malheur que nos langues, en se croisant, passèrent mutuellement sur nos lèvres ; et pourtant ce n'est pas là ma seule peine ; ce ne sont pas seulement ces baisers voluptueux qui causent mes alarmes, quoique j'aie des raisons pour en concevoir ; mais de telles leçons ne se donnent qu'au lit, et je ne sais quel maître en a reçu l'inestimable prix." (Ovide, "Les Amours", II-5.)

"Les Amours" d'Ovide. (Ill. Martin Van Maele.)

                                        Le baiser s'accompagne alors souvent du mordillement des lèvres - et de caresses évidemment, par exemple chez Plaute et Ovide. S'embrasser est donc à la fois un prélude ou une invitation à l'acte sexuel, un geste qui l'accompagne et y est associé : à ce titre, le baiser est considéré comme un geste intime et intense.

                                        Citons aussi cette anecdote, rapportée par Martial, d'une courtisane qui avait l'habitude de donner des baisers en échange de cadeaux ou de l'or - pratique apparemment inhabituelle, puisque soulignée par l'auteur.
"Vouloir, jeunes beautés, que vous vous donniez gratis, serait le comble de la sottise et de l'impertinence. Non, ne vous donnez point gratis ; mais accordez gratis des baisers. Eh bien, Églé s'y refuse : l'avare ! Elle vend les siens. A quelque prix qu'elle les mette qu'est-ce qu'un baiser peut valoir ? Les siens, elle les fait payer bien cher. Il faut à ses baisers ou une livre de parfums de Cosmus ou huit pièces de la monnaie nouvelle, pour qu'ils ne soient point froids et secs, pour que ses lèvres ne restent point étroitement fermées."  (Martial, "Epigrammes", XII - 55.)

Le Satyricon : les amours d'Encolpe et Circé. (Via Université d'Adélaïde.)

EN GUISE DE CONCLUSION.


                                       On aura donc compris que le sujet est aussi intéressant que complexe : si le baiser symbolique, en tant qu'acte social ou religieux, ne semble pas poser problème, il n'en va pas de même de celui échangé entre homme et femme, et que la pudique société romaine réprouve généralement en public. Cette censure sociale pourrait expliquer la dimension érotique du baiser, soulignée en introduction : acte transgressif, il serait donc devenu le comble de l'érotisme entre amants, apothéose de la relation sexuelle et summum du plaisir.

"Le Baiser" de Gustav Klimt.
                                          Deux mille ans plus tard, les scientifiques sont pourtant unanimes : le  baiser libère des endorphines, réduit le stress, permet de brûler jusqu'à 6,4 calories par minute, améliore l'estime de soi, allonge l'espérance de vie et, surtout, rend l'existence bien plus agréable. Alors, pour vivre en meilleure santé et plus longtemps, pratiquons l'oscule et le salvium ! Plus de baisers, moins de Prozac...


dimanche 15 décembre 2013

Patibulaire : De L'Antiquité A Nos Jours.


                                        C'est le genre de choses qui vous arrive parfois : vous marchez tranquillement dans la rue lorsque vous croisez quelqu'un qui vous dévisage avec un air peu amène, voire franchement hostile. Vous ne le connaissez pas, vous ne l'aviez même jamais vu avant ce jour, mais on dirait pourtant qu'il vous déteste. En fait, ça m'est arrivé ce matin, et le type en question m'a jeté un tel regard que j'ai eu la très nette impression qu'il souhaitait ardemment ma mort - si possible dans d'atroces souffrances. Dans ces cas-là, vous vous dites : "Quelle mine patibulaire !"

                                        Comme quoi, tous les chemins mènent vraiment à Rome, puisque vous venez de faire référence à l'antiquité romaine. Figurez-vous que l'adjectif "patibulaire", loin de sortir de nulle part, tire son origine du patibulum. Mais qu'est-ce que c'est que cet engin-là ?

                                        Étymologiquement, "Patibulum" vient du verbe "patere" - être ouvert ou exposé, s'étendre en surface. En fait, le terme recouvrait plusieurs acceptions. Tout d'abord, le patibulum désignait un poteau de bois, sur lequel on attachait les esclaves ou les criminels avant de leur administrer les verges. Dans le même ordre d'idée, on appelait patibulum un instrument de supplice en forme de fourche, semblable à un carcan. On y faisait passer le cou du condamné, on lui attachait les mains aux deux pointes et on lui faisait traverser la ville en le fouettant. On en trouve l'illustration dans la comédie "Le Soldat Fanfaron" de Plaute :
"Te voilà dans la bonne posture pour marcher dans un instant à la porte de la ville, les deux mains en croix et le carcan au col" (Credo ego istoc extemplo tibi esse eundum extra portam, dispessis manibus, patibulum quom habebis.) (Plaute, "Le Soldat Fanfaron", II-4.)

Représentations du patibulum. (Ill. tirée des "Opera Omnia" de Justus Lipsius.)


                                        Cette fourche se transforma au fil du temps en une véritable potence, composée d'une traverse de bois reposant sur deux piliers, sur laquelle on exhibait les condamnés à mort. Placée près d'une voie publique ou en haut d'une colline, elle témoignait de la force répressive du pouvoir et avait un caractère dissuasif.


Crux commissa.
                                       
Crux immissa.
Le mot - peut-être par glissement sémantique - désignait également la barre transversale à laquelle étaient liés les condamnés à la crucifixion. D'une longueur d'environ 1m70 et pesant 40 kg, le patibulum était fixé au poteau vertical (stipes) qui mesurait environ 3 mètres de haut. Réunis, ces deux poteaux formaient une croix de Tau ou crux commissa (en forme de T) ou la croix latine (crux immissa ou capitata), si le patibulum était fixé plus bas.


"Le Christ Jaune" (Toile de Paul Gauguin.)

 

Chevauchée de Faust et de Méphistophélès devant le gibet de Montfaucon. (Toile de Jospeh Thierry.)

                                        Plus tard, au Moyen-Âge, l'adjectif patibulaire qualifiait des gibets à plusieurs piliers, sur lesquels étaient exhibés les condamnés à mort après leur pendaison : ce sont les fourches patibulaires, apparues au XIIème siècle. Le gibet de Montfaucon, parmi les plus tristement célèbres, se situait aux portes de Paris et avait été installé à l'instigation du chambellan et ministre du roi Philippe IV le Bel, Enguerrand de Marigny. Ironie du sort, lui-même y sera pendu sous le règne de Louis X le Hutin - comme le savent tous les lecteurs des "Rois Maudits" de Maurice Druon. (Au passage, conseil gratuit : jetez-vous sur ce monument du roman historique, si ce n'est pas déjà fait.)



Supplice d'Enguerrand De Marigny. (Carte promotionnelle Liebig.)


                                        Poteau, fourche, carcan, gibet - le patibulum était donc tout cela à la fois. "L'Encyclopédie" de Diderot et d'Alembert le résume fort bien :
"On confond quelquefois l’échelle avec la potence ou gibet, parce que les criminels y montent par une échelle : mais ici il s’agit des échelles qui servent seulement pour les peines non capitales ; au lieu que la potence ou gibet, et les fourches patibulaires, servent pour les exécutions à mort. On dit à la vérité quelquefois échelle patibulaire, mais ce dernier terme doit être pris dans le sens général de patibulum, qui signifie tout poteau où on attache les criminels." (Diderot et d'Alembert, "L'Encyclopédie", T.5 - "Échelle")

                                        C'est ainsi que "patibulaire" a d'abord signifié "qui mérite le gibet", et veut dire aujourd'hui "inquiétant, menaçant, sinistre". Exactement comme le type de ce matin, vous pouvez me croire !

mercredi 11 décembre 2013

Curiosité : Le Couteau-Suisse... Romain.


                                        C'est un outil que nous connaissons tous : le couteau-suisse, cet ingénieux objet qui met à disposition lame, fourchette, tire-bouchon, tournevis, loupe, coupe-ongles, etc. Indispensable pour les campeurs, les adeptes du pique-nique, les scouts, les bricoleurs et MacGyver. Pour la petite histoire, on attribue l'invention de ce couteau tel que nous le connaissons à Karl Elsener : cet Helvétique du canton de Swchyz l'a mis au point en 1897 pour en équiper l'armée de son pays, outré d'apprendre que les lames qu'utilisaient alors ses fiers compatriotes avaient été fabriquées en Allemagne. D'où le qualificatif de "Suisse".

Le couteau-suisse...

                                        Sauf qu'en réalité, on pourrait tout aussi bien parler de "couteau-romain" ! En effet, le premier couteau-suisse de l'Histoire aurait vu le jour quelques 1800 ans avant son équivalent actuel - au cours du IIIème siècle de notre ère. On en connaît quelques rares exemplaires : l'un d'eux, exposé au Fitzwilliam Museum de Cambridge, en excellent état de conservation, a d'ailleurs eu les honneurs de la presse britannique il y a quelques temps de cela.

                                        Retrouvé en méditerranée dans les années 90, cet outil complexe est fabriqué en argent, avec une lame en fer. Il comprend une cuillère, une fourchette, un couteau, une spatule, une sorte de cure-dent et une petite pique - tous rétractables.

... et le "couteau-romain" !

                                        Selon les experts, la spatule servait probablement à prélever de la sauce dans des récipients à col étroit, et la pique pourrait avoir été utilisée pour extraire la chair des escargots par exemple. Quant à la fourchette, elle était peut-être employée pour racler la terre sous les sabots des chevaux.      

                                        Long d'une quinzaine de centimètres, l'objet présente les mêmes avantages que les modèles actuels : petit, aisément transportable, solide, facile à nettoyer et à aiguiser. Toutefois, le peu d'exemplaires retrouvés jusqu'ici, l'utilisation d'un matériau tel que l'argent et l'incroyable complexité de l'outil laissent supposer qu'il s'agissait d'un objet de luxe, destiné à un voyageur aisé.


                                        Les chercheurs estiment qu'il s'agit très certainement d'un article fait sur commande, ainsi que l'expliquait un porte-parole du Musée au Daily Mail :
"L'expansion de Rome - qui, avant 500 avant J.C., n'était qu'un petit état du centre de l'Italie - a permis à certaines personnes, peut-être comme le propriétaire de notre couteau, de s'enrichir considérablement. Soit directement grâce aux fruits des conquêtes, soit indirectement, en tant qu'hommes d'affaires. Nous ne savons presque rien sur la personne à qui appartenait cet ingénieux couteau, mais c'était peut-être l'un de ceux qui ont profité de la vaste expansion de Rome - il devait être riche pour posséder un tel article de luxe. Peut-être était-ce un voyageur, qui avait besoin d'un ustensile pratique de ce genre."

                                        La prochaine fois que vous découperez votre jambon-beurre, peut-être aurez-vous une pensée émue pour l'artisan qui a façonné cet objet étonnant - et que les Suisses ont su réinventer près de 16 siècles plus tard !


Pour plus d'info, le lien vers la page du Musée : ici.

Photos 2 et 3 : © Fitzwilliam Museum - University Of Cambridge.


dimanche 8 décembre 2013

La Garde Prétorienne.



                                        En évoquant certains empereurs romains et les circonstances de leur accession au pouvoir, j'ai été amenée à mentionner à plusieurs reprises la garde prétorienne, dont la réputation n'est plus à faire : ses membres, les prétoriens, sont en effet connus pour faire et défaire les Empereurs, au gré de leurs intérêts, portant au pouvoir celui qu'ils assassineront peu après.

Relief dit des prétoriens. (Musée Du Louvre.)

                                        En théorie, l'Empereur doit être désigné par le Sénat. Du moins en apparence car, dans les faits, l'assemblée se borne à entériner la décision de l'Empereur précédent, qui avait "pressenti" un successeur : c'est le cas de Tibère par exemple, reconnu par les sénateurs mais déjà étroitement associé au pouvoir par Auguste. Toutefois, l'influence des militaires se manifeste de façon criante, et leur poids politique va grandissant au fil du temps : Vespasien ou Constantin par exemple, sont proclamés Empereur par leurs légions. Et ne parlons pas des Empereurs-soldats du IIIème siècle ! Dans certains cas toutefois, ce ne sont pas les légions cantonnées aux frontières qui jouent un rôle déterminant en faveur de leur Général, mais bien la garde prétorienne qui influe directement sur la destinée de l'Empire. Soit par la désignation "musclée" d'un nouvel Empereur, soit en dézinguant le Princeps régnant. La garde prétorienne étant quelque peu versatile, il peut d'ailleurs lui arriver d'exécuter celui-là même qu'elle a contribué à porter au pouvoir. Cette troupe, en marge du reste de l'armée, a donc pesé sur l'Histoire de Rome. D'où l'importance d'en apprendre davantage sur ces féroces prétoriens.


ORIGINE DE LA GARDE PRÉTORIENNE.



                                        La garde prétorienne, c'est en quelque sorte une unité d'élite composée de soldats chargés d'assurer la sécurité de l'Empereur. Institutionnalisée par Auguste, son origine remonte pourtant à la période républicaine. Bien qu'il n'existe alors aucune structure officielle chargée de protéger les officiers, certains généraux, gouverneurs de province ou magistrats prennent l'habitude de choisir les plus braves des hommes placés sous leurs ordres pour s'entourer d'une garde personnelle. Parmi ces magistrats, on trouve notamment les commandants des légions qui occupent la tente prétorienne (praetorium), au centre du camp. De là vient le nom de ces troupes de protection rapprochée : c'est la cohorte prétorienne - cohors praetoria. 
"Si cependant personne ne le suit, il [César] partira avec la dixième légion seule, dont il ne doute pas, et elle sera sa cohorte prétorienne." (César, "Guerre des Gaules", I-40.)
En plus de jouer les gardes du corps, les prétoriens interviennent aussi en dernier recours lors des batailles, en tant qu'unité de réserve.

Buste de Scipion l’Africain. (Musée archéologique de Naples)

                                        On rapporte que la pratique était déjà courante chez les gouverneurs des provinces romaines à l'époque d'un des Scipion, mais on ignore duquel il s'agit exactement (!!). L'Histoire retient parfois que l'un des premiers à s'être entouré d'une telle troupe de protection est Scipion Émilien (env. 184 - 129 avant J.C.), au cours du siège de Numance : pour assurer sa protection, il constitue un corps de 500 hommes choisis dans son armée. D'autres avancent le nom d'un des Scipion l'Africain.
"Scipion l'Africain fut le premier qui choisit dans l'armée les hommes les plus braves, et en forma un corps qui ne le quittait pas durant la guerre, était exempt de tout autre service, et recevait une solde sextuple." (Festus, "De La Signification Des Mots", Livre XIV. Trad. P. Remacle.)


FONCTIONNEMENT ET RÔLE DES PRÉTORIENS.


                                        Les étendards et les enseignes prétoriens portent les images de l'Empereur en exercice, mais aussi le symbole des prétoriens : il s'agit d'un scorpion, soit le signe zodiacal de l'Empereur Tibère sous le règne duquel les cohortes ont acquis la puissance qui leur permettra bientôt d'influer sur la désignation des Empereurs. L'organisation de la garde est globalement similaire à celle d'une légion ; chaque cohorte est placée sous le commandement d'un tribun, ancien centurion primipile dans la légion qui doit obligatoirement avoir servi au sein des vigiles et des cohortes urbaines. Sous les ordres de ce dernier se trouvent six centurions, chacun responsable d’une troupe de 60 à 80 hommes (centurie). Chaque cohorte comprend, en plus des fantassins, une centurie de cavaliers - raison pour laquelle les prétoriens font partie des cohortes equitae. Enfin, plusieurs inscriptions laissent supposer qu'il existait un (ou peut-être deux) princeps castrorum, nommé(s) par l'Empereur pour veiller à la bonne gestion du camp des prétoriens.

Un prétorien avec son enseigne. (via http://lecba.superforum.fr)

                                        Bien que les prétoriens, tout comme n'importe quel légionnaire, n'aient pas le droit de se marier avant leur démobilisation, ils jouissent cependant de plusieurs avantages. D'abord, ils sont les seuls militaires à pouvoir circuler en armes dans l'enceinte de Rome, bien que les hommes chargés de la protection rapprochée de l'Empereur ne portent pas l'uniforme mais la toge. Il s'agit certainement d'une réminiscence de l'interdiction d'entrer armé à l'intérieur du poerium. Ensuite, leur temps de service est plus court que celui d'un légionnaire (16 ans contre 25) et ils peuvent être promus directement au grade de centurion dans une légion. Leur solde est également deux à trois fois plus élevée que celle d'un légionnaire.  A titre d'exemple, un prétorien touche sous Auguste une solde annuelle de 3000 sesterces contre 900 pour un simple légionnaire, et l'écart maximal est atteint sous Maximin Thrace, avec 24 000 contre 7 200 sesterces ! A quoi il faut ajouter des distributions gratuites de blé (à partir du règne de Néron) et surtout les primes accordées par les Empereurs lors de leur accession à la Pourpre, des répressions des complots ou au gré des évènements concernant la famille impériale (naissance, mariage ou anniversaire).

                                        A la fin de leur service, les prétoriens reçoivent en outre une prime équivalente à 10 fois leur solde annuelle, voire parfois des terres qui leur sont allouées par l'Empereur. Enfin, la charge est prestigieuse : en contact direct avec l'empereur, les prétoriens sont souvent sollicités pour lui présenter des requêtes. Cependant dans l'ensemble, ils ne sont guère appréciés du peuple et du Sénat et sont réputés pour leur violence, leur brutalité et les exactions dont ils se rendent coupables.

                                        L'effectif de ces cohortes prétoriennes varie au fil du temps : de 9 cohortes d'environ 500 hommes chacune sous Auguste, on passe à 12 sous Caligula, puis 16 pendant la guerre civile de 69 ; Vespasien abaisse ce nombre à 9 cohortes, puis Domitien le porte à 10 - soit 5000 hommes, chiffre qui ne changera plus. A l'origine, les prétoriens sont des volontaires, choisis parmi les citoyens romains de vieille souche, mais Claude en ouvre le recrutement aux citoyens de toute la péninsule, puis Septime Sévère l'étend à tous, sans distinction d'origine.

Stèle funéraire d'un membre de la cavalerie prétorienne. (Museo della civilita romana)

                                        La garde prétorienne comprend également un détachement de cavalerie (equites singulares Augusti) qui escorte l’empereur lors de ses déplacements, et notamment au cours des campagnes militaires. Elle est principalement constituée de provinciaux revêtus du costume de leur peuple d'origine et équipés de leurs propres armes. Au fil du temps, ses effectifs varient : comptant 512 cavaliers répartis en 16 turmes, ce nombre est augmenté par Trajan, qui y intégre des citoyens romains et en fait une unité permanente de la garde prétorienne. Septime Sévère double le nombre d'equites, de sorte que la cavalerie et l'infanterie prétoriennes atteignent le même effectif.

                                        Si les prétoriens assurent la sécurité de l'Empereur, ils n'en remplissent pas moins d'autres tâches, au moins aussi importantes. Ils sont notamment chargés de la lutte contre les ennemis intérieurs - autrement dit, la garde prétorienne est utilisée comme force de répression face aux contestataires et au cours des guerres civiles. Elle n'agit d'ailleurs pas seulement à Rome, mais peut être déployée à travers tout le territoire. Sous l'Empire, elle intervient par exemple lors des mutineries de Pannonie et de Germanie qui suivent l'avènement de Tibère : les deux rébellions de légionnaires, qui se plaignent de leurs conditions de service comparées à celles des prétoriens, sont respectivement écrasées par Drusus (le fils de Tibère) et Germanicus avec l'aide des cohortes et de la cavalerie prétoriennes. Ce dernier conduit ensuite une campagne en Germanie, à la tête de ses propres légions et de détachements de prétoriens.

"Germanicus Devant Les Restes Des Légions De Varus". (Tableau de Lionel Royer)

La garde accompagne l'Empereur lors de ses déplacements, en particulier lors des opérations militaires : elle est aux côtés de Caligula en Germanie, de Claude en Bretagne, ou encore de Trajan en Dacie. On la charge parfois d'activités annexes : ainsi, ce sont les prétoriens de Néron qui creusent l'isthme de Corinthe et, en 61, un petit groupe de prétoriens part même en expédition pour rechercher la source du Nil. Enfin, une des cohortes surveille en permanence les trois théâtres de Rome, les courses de chevaux et les combats de gladiateurs, de manière à éviter les émeutes et les mouvements de foule.

LE PRÉFET DU PRÉTOIRE.


                                        Jusqu'à l'an 2 avant J.C., chaque cohorte prétorienne est indépendante et obéit aux ordres d'un tribun de rang équestre. Mais à partir de cette date, la garde prétorienne est placée sous le commandement du ou des préfets du prétoire - bien que les hommes chargés de la protection de l'Empereur prennent directement leurs ordres de ce dernier. Selon les époques, les préfets sont au nombre de deux, trois voire quatre, la collégialité permettant d'éviter qu'un seul homme ne concentre entre ses mains toute l'autorité sur ces troupes puissantes. Sous Tibère cependant, Séjan occupe seul la fonction - avec les dérives que l'on sait (voir ici).  Du reste, il est apparemment le seul à avoir assumé la fonction sans collègue. Jusqu'à Vespasien, le préfet du prétoire est toujours un chevalier,  et la charge représente la plus haut échelon de la carrière équestre. L'autorité qu'il exerce sur l'ensemble des militaires stationnés à Rome fait du préfet un personnage d’état extrêmement puissant et influent, avec lequel l'Empereur comme le Sénat doivent compter. Certains sauront en tirer parti...

As de Tibère frappé sous le consulat de Séjan.

                                        À partir du IIe siècle, l'autorité du préfet s'accroit puisqu'il commande à toutes les garnisons de Rome sauf aux vigiles - soit aux prétoriens évidemment, mais aussi aux cohortes urbaines et aux Equites singulares Augusti. 

                                        Plus tard, après la dissolution des cohortes prétoriennes par Constantin le Grand (voir ci-dessous), la fonction de préfet du prétoire change radicalement de nature et n'est plus qu'administrative. L'Empire est divisé en 4 préfectures (Gaules, Italie, Illyrie et Orient) et les préfets, réunis en collège de 2 à 6 membres, dirigent un de ces groupements de diocèses, les "préfectures du prétoire", au nom de l’Empereur à l'approbation duquel sont soumises toutes leurs décisions.

ÉVOLUTION DE LA GARDE PRÉTORIENNE SOUS L'EMPIRE.


                                        Lors de la guerre civile opposant Marc Antoine à Octave-Auguste, les deux hommes disposent chacun de leur propre garde prétorienne. Après sa victoire, Auguste fusionne les deux troupes, intégrant celle d'Antoine à la sienne, et créant la première garde prétorienne impériale vers 27 avant J.C. Il l'organise donc en neuf cohortes de 1000 hommes chacune, numérotées de I à IX. Trois de ces cohortes sont cantonnées à Rome : les soldats logent en ville, hormis une cohorte qui réside dans un camp contigu au palais impérial. Les 6 autres stationnent à proximité de Rome :
"Il choisit un certain nombre de troupes pour sa garde et pour celle de la ville…Cependant il ne souffrit jamais qu'il y eût dans Rome plus de trois cohortes; encore n'y campaient-elles pas. Il mettait habituellement les autres en quartiers d'hiver ou d'été près des villes voisines." (Suétone, "Vie d'Auguste", 49.)

Porta praetoriana, façade ouest du camp, aujourd'hui murée. (© Joris via wikipedia)

                                        Sur les conseils de son préfet du prétoire Séjan, qui juge que les soldats résidant dans l'Urbs s'amollissent à l'écart de la vie militaire, Tibère décide de les réunir au sein d'un camp. Il fait construire vers 22 une caserne, le Castra Praetoria, située au Nord de la ville, entre les monts Quirinal et Viminal mais toujours à l'extérieur de l'enceinte des murs serviens. Ce camp est bâti selon le plan traditionnel propre à tous camps de légionnaires. Les fouilles archéologiques ont permis de découvrir sur le site les traces de l'armurerie impériale, mais aussi celles de nombreux sanctuaires de taille variable : les plus grands, respectivement dédiés à Mars et aux enseignes, étaient situés à l'intérieur même du camp ; d'autres plus modestes aux alentours, étaient certainement voués à des Dieux provinciaux, issus des régions d'origine des prétoriens. Au nord du camp s'élevait aussi un autel dédié à Fortuna Restitutrix. Outre les neuf cohortes prétoriennes, le camp accueille aussi les cohortes urbaines, jusqu’alors dispersées en Italie.

Plan de la caserne prétorienne. (via www.roma-antiqua.de)

                                        Comme nous l'avons vu, la garde prétorienne a connu de nombreuses variations d'effectifs durant les premiers temps de l'Empire, jusqu'à ce que l'effectif des soldats atteigne sous Domitien le nombre de 5000. Après l'assassinat de Pertinax, Septime Sévère prend la précaution de la réformer : il se méfie en effet de ces soldats italiens, enclins à privilégier des candidats "locaux". Il ouvre donc l'accès à la garde prétorienne à tous les légionnaires, quelle que soit leur origine. Il souhaite ainsi y intégrer les soldats de l’armée du Danube et des légionnaires provinciaux qui, pensent-ils, lui seront plus fidèles.

                                        Vers la fin du IIIème siècle, les prétoriens perdent de leur importance. Dioclétien (284) choisit comme garde personnelle des légions d'Illyriens, en lieu et place de la garde prétorienne. Puis en 312, les prétoriens font partie de l'armée de Maxence, qu'ils ont porté au pouvoir. Les cohortes sont anéanties lors de la bataille du Pont Milvius (28 octobre 312), qui voit la victoire de Constantin : l'ensemble de la garde prétorienne meurt noyée dans le Tibre. Plutôt que de la reconstituer avec ses propres soldats, Constantin préfère dissoudre la garde prétorienne, que l'on tient pour l'une des principales causes de l’instabilité du régime. Après cette suppression, les installations du camp prétorien sont transformées et louées comme habitation à la population.
"Après la victoire de Constantin, les légions prétoriennes, qui avaient mérité la haine publique, et les cohortes urbaines, toujours plus disposées à se soulever qu'à veiller à la sûreté de la ville, furent à jamais licenciées et cassées; on leur ôta leurs armes; on leur défendit même de porter l'habit militaire." (Aurélius Victor, "Les Césars", 40.)


LES PRÉTORIENS : FAISEURS D'EMPEREURS ?


                                        Nous avons vu que Tibère, sous l'impulsion de Séjan, a cantonné la garde prétorienne dans un seul camp militaire. Selon le préfet du prétoire, les soldats résidant en ville s'étaient "amollis" au contact de la population. En réalité, Séjan a bien compris tout l'intérêt qu'il peut retirer de la concentration des forces prétoriennes, cantonnées à proximité immédiate de la ville : 
"Avant lui, la préfecture du prétoire donnait une autorité médiocre ; pour l'accroître, il [Séjan] réunit dans un seul camp les cohortes jusqu'alors dispersées dans Rome. Il voulait qu'elles reçussent ses ordres toutes à la fois, et que leur nombre, leur force, leur vue mutuelle, inspirassent à elles plus de confiance, aux autres plus de terreur. Ses prétextes furent la licence de soldats épars ; les secours contre un péril soudain, plus puissants par leur ensemble ; la discipline, plus sévère entre des remparts, loin des séductions de la ville. Le campement achevé, il s'insinua peu à peu dans l'esprit des soldats par sa familiarité et ses caresses. En même temps il choisissait lui-même les centurions et les tribuns… " (Tacite, "Annales", IV-2.)

                                        C'est en effet avec Séjan que la garde prétorienne prend l'importance qu'on lui connaît, et qui lui vaudra cette légende noire. Tout d'abord sous l'influence de son préfet (Séjan donc, puis son successeur Macron), elle finit par devenir une force quasiment indépendante, intervenant dans les luttes pour la succession impériale. Caligula avait déjà pu s'appuyer sur Macron et sur ses hommes pour accéder à la Pourpre. Claude, qui lui succède en 41, est le premier empereur à être véritablement "choisi" par les prétoriens, qui l'imposent à un Sénat qui n'en peut mais : les malheureux sénateurs n'ont d'autre choix que d'entériner le choix des prétoriens. Claude ne s'y trompe d'ailleurs pas, et leur verse une prime importante en récompense.
"C'est ainsi qu'il passa la plus grande partie de sa vie, lorsqu'un événement tout à fait extraordinaire le fit arriver à l'empire, dans la cinquantième année de son âge. Au moment où les assassins de Caius écartaient tout le monde, sous prétexte que l'empereur voulait être seul, Claude s'était éloigné comme les autres et retiré dans un cabinet appelé Hermaeum. Bientôt, saisi d'effroi à la nouvelle de ce meurtre, il se traîna jusqu'à une galerie voisine, où il se cacha derrière la tapisserie qui couvrait la porte. Un simple soldat qui courait çà et là, ayant aperçu ses pieds, voulut voir qui il était, le reconnut, le retira de cet endroit; et tandis que la peur précipitait Claude à ses genoux, il le salua empereur…Il reçut les serments de l'armée et promit à chaque soldat quinze mille sesterces. C'est le premier des Césars qui ait acheté à prix d'argent la fidélité des légions." (Suétone, "Vie de Claude", 10.)

Monnaie à l'effigie de Claude avec, au revers, le camp prétorien.

D'autres exemples suivront, à commencer par Néron en 58 :
"Porté dans le camp, Néron fit un discours approprié aux circonstances, promit des largesses égales à celles de son père, et fut salué empereur." (Tacite, "Annales", XII-69.

                                        Au fil du temps, les prétoriens ressemblent de plus en plus à des mercenaires, vendant leur loyauté au plus offrant. A ce titre, les évènements de l'année qui suit la mort de Néron (68-69, dite année des 4 empereurs) sont édifiants : les prétoriens se rangent d'abord derrière Galba, moins par conviction que parce que leur préfet leur a promis en son nom une forte somme d'argent. Mais voilà, Galba refuse de verser la somme convenue : pas question de payer des mercenaires ! Erreur fatale, car les prétoriens le lâchent : ils l'égorgent en plein forum et proclament Othon à sa place. Mais celui-ci, vaincu par les partisans de  Vittelius, se suicide. La garde - qui ne sait plus à quel Empereur se vouer - acclame alors ce même Vittellius, qu'elle combattait pourtant encore la veille... Cette versatilité atteint son paroxysme en 193 : Pertinax est littéralement massacré par sa propre garde prétorienne, qui l'avait pourtant porté au pouvoir ! Pire, les prétoriens mettent littéralement l'Empire aux enchères, et soutiennent le plus gros payeur - en l’occurrence, le sénateur Didius Julianus, qui ne règne que quelques semaines avant d'être assassiné à son tour.(Et on pense évidemment à la conclusion du film "La Chute de l'Empire Romain").


Didius Julianus.

                                        On comprend mieux pourquoi, à l'époque de Constantin, la garde prétorienne avait acquis la réputation de faire et défaire les Empereurs, et pourquoi elle passait pour responsable du climat d'instabilité politique dominant depuis des décennies. Réputation en partie méritée, du moins au cours du premier siècle de l'Empire. Mais en réalité et en dépit des exemples cités ci-dessus,  cette réputation parait très excessive et, en dehors des crises de 68-69 et 192, les prétoriens sont globalement restés fidèles à l’Empereur qu'ils servaient. Il n'en reste pas moins que les prétoriens ont contribué, plus ou moins directement, à l'ascension et/ou à la chute de plusieurs Empereurs.           

Claude devient Empereur suite à l'intervention des prétoriens.

                                        Au total, on peut considérer que la garde prétorienne a plus ou moins permis à 8 Empereurs d'accéder à la Pourpre : Caligula, Claude, Néron, Othon, Pertinax, Didius Julianus, Gordien III et Maxence. De la même manière, on se figure souvent que les prétoriens ont allègrement massacré  les Empereurs qui leur déplaisaient, pour les remplacer par d'autres, plus à leur goût ; en fait, ils n'en ont éliminé que 6 - bien qu'on retrouve parmi eux deux de ceux qu'ils avaient porté au pouvoir : Caligula, Galba, Pertinax, Héliogabale, Papien et Balbin.

                                        En définitive, on constate donc que les légions dispersées sur l'ensemble du territoire romain eurent un influence plus importante et imposèrent plus souvent que nos amis prétoriens leur favori comme Empereur. Dans tous les cas, l'illusion d'un Princeps choisi par le sénat ne tenait pas : face aux militaires - légionnaires ou prétoriens - les sénateurs étaient démunis et contraints de s'incliner devant leur décision. Ainsi, le nouvel Empereur était presque toujours acclamé par les prétoriens ou les légions des provinces, et le sénat ne faisait qu'entériner ce choix.

Les equites singulares augusti accompagnent Trajan en campagne en Dacie. (colonne trajane via wikipedia)

                                        Les prétoriens, force militaire centralisée car stationnée à Rome, ne furent bientôt plus en phase avec un Empire romain au sein duquel le pouvoir glissait insensiblement vers les provinces : aux Empereurs issus de Rome succédèrent des Italiens, des hommes issus des provinces occidentales puis enfin d'Afrique et d'Orient. Le morcellement de l'Empire ne pouvait qu'être fatal à une force armée, certes d'élite, mais intrinsèquement attachée à la ville de Rome : le déclin de l'Urbs signa la mort de la garde prétorienne.


                                        Il en reste cependant des traces, même encore de nos jours. Tout d'abord le terme "prétorien" qui désigne, par glissement et de façon péjorative, les partisans d'un régime dictatorial ou militaire. Mais aussi le devise de la garde prétorienne, sensée rappeler aux soldats leur serment de fidélité à l'Empereur : "Semper Fidelis" - "toujours fidèle". Abrégée en "Semper Fi.", elle est encore employée aujourd'hui par les Marines américains (comme le savent tous les fans de la série NCIS !), mais aussi par des régiments français (47e régiment d'infanterie de ligne), canadien, britannique et suisse. On le retrouve également sur certaines armoiries, et c'est enfin la devise de la ville de Saint-Malo. 

Blason de la ville de Saint-Malo.