dimanche 6 janvier 2013

Nouvel An Romain : Anna Perenna et Janus.


                                        J'avais conclu l'année 2012 en vous parlant des origines de Noël, et plus particulièrement des fêtes romaines que l'on pouvait rattacher à nos propres traditions. Dès lors, quelle meilleure manière de commencer 2013 qu'en évoquant les célébrations de la nouvelle année chez les Romains ? Pour être totalement honnête, l'idée n'est pas de moi et, puisqu'il faut rendre à César ce qui lui appartient, je précise que le sujet de ce billet m'a été soufflé par un internaute, répondant au doux pseudo de Claudius.

LA ROME ARCHAÏQUE ET LE CULTE D'ANNA PERENNA.



                                         Notre année civile commence le 1er Janvier et, à Rome ou pas, il se trouve que nous faisons comme les Romains, qui retenaient également cette date pour inaugurer un nouveau millésime. Mais cela n'a pas toujours été le cas... A l'origine, le Nouvel An était célébré durant le mois de Mars, à l'approche du printemps - aux Ides, pour être exacte. Tout ça à cause des Étrusques - encore eux ! - qui faisaient coïncider le début de l'année avec la première pleine lune après l'équinoxe de printemps, et donc avec les Ides de Mars.  On célébrait alors la déesse Anna Perenna. Le nom parle de lui-même...


Anna Perenna : origines légendaires.


"La Mort De Didon" (Toile du Guercino), représentant Anna Perenna au chevet de sa sœur.

                                        Anna Perenna est donc une déesse romaine, généralement représentée sous les traits d'une vieille femme. Comme toujours lorsqu'on parle de mythologie, les légendes varient selon les sources - sans être incompatibles pour autant. Pour Ovide, Anna est la sœur de Didon, qu'elle accompagne lorsque celle-ci part fonder Carthage. Après le suicide de Didon, elle fuit les Numides qui attaquent la cité et se réfugie en Italie, où elle est recueillie par Énée. Mais l'épouse de ce dernier, Lavinia, est jalouse de la beauté de leur invitée... Avertie en songe par Didon des plans ourdis par Lavinia, Anna prend ses jambes à son cou et s'échappe en pleine nuit : elle tombe dans la rivière Numicius, où elle se noie.

"Cependant, à grands cris, on chercha la Sidonienne à travers les champs ; on trouva des indices, des traces de pas ; on parvint à la rive : on trouva ses marques sur la rive. Le fleuve complice contint le bruit de ses eaux ; on crut l'entendre, elle : "Je suis la nymphe du paisible Numicius ; cachée dans le fleuve au cours pérenne, on m'appelle Anna Perenna". Aussitôt, tout joyeux, dans les champs parcourus à l'aventure, on festoie et on célèbre ce jour et soi-même dans des flots de vin." (Ovide, "Fastes", III - 649.)
Le fleuve Numicius.


                                        Plus concrètement, les recherches archéologiques suggèrent qu'Anna Perenna  était souvent associé ou identifiée aux déesses étrusques Thannr Anna (déesse de la vie et de la force procréatrice) et Menrvra (équivalent de Minerve.) Le lien entre Minerve et Anna se retrouve dans une légende archaïque italico-étrusque, qui l'associe par ailleurs à Mars : Anna Perenna se serait jouée du Dieu, qui lui avait demandé d'intercéder en sa faveur et de l'aider à séduire Minerve. Anna Perenna aurait alors pris sa place dans le lit de Mars, afin de protéger la virginité de la Déesse. 

La sécession de la plèbe. (Gravure de Barloccini.)

                                        Ovide rapporte également que, lorsque la Plèbe fit sécession en 494 avant J.C. en se retirant sur le Mont Sacer, elle serait venue au secours des plébéiens : sous la forme d'une vieille femme, elle leur distribuait des vivres chaque matin. Reconnaissants, les plébéiens lui auraient bâti un temple, l'adorant comme une déesse. Le culte d'Anna Perenna était né.
"Jadis la plèbe, que des tribuns ne protégeaient pas encore, avait pris la fuite et campait au sommet du mont Sacré. Déjà les vivres que les gens avaient emportés avec eux, et les fruits de Cérès, indispensables aux humains, venaient à manquer. Il se trouvait alors une certaine Anna originaire de Bovillae, dans les faubourgs de Rome, une vieille femme pauvre, mais très active. Les cheveux blancs entourés d'un léger bandeau, elle façonnait de ses mains tremblantes des galettes grossières et avait l'habitude de les distribuer le matin encore fumantes à la population. Les gens apprécièrent cette générosité. Une fois établie la paix intérieure, ils élevèrent une statue à Perenna, parce qu'elle leur avait porté secours dans leur dénuement." (Ovide, "Fastes", III - 363.)

 

Célébration du nouvel an.


                                        Une première cérémonie avait lieu le 1er jour du mois : les Matronalia, au cours duquel on honorait Junon Lucine (déesse de lumière). On allumait aussi le nouveau feu sur l'autel de Vesta et on rendait hommage au Dieu éponyme du mois en déposant de nouvelles couronnes de laurier dans un sanctuaire qui lui était dédié dans la cour de la résidence officielle des rois antiques de Rome, la Regia. Le rite s'accompagnait de la présentation de l'ancile et des boucliers forgés sur l'ordre de Numa (voir ici), de danses et d'un hymne sacré scandé par les prêtres saliens de Mars. Cependant, aucune de ces cérémonies ne présente de lien particulier avec la nouvelle année.

                                        Le 14 Mars, en revanche, se tenaient deux autres fêtes, les Equirria de Mars (qui avaient aussi lieu le 27 Février) et les Mamuralia. Certains historiens supposent qu'elles ne formaient en réalité qu'une seule et même célébration quand d'autres y voient au contraire deux rituels distincts. Ovide, dans les "Fastes", les mentionne de manière indépendante, en citant pour les premières les courses de chevaux tenues en l'honneur de Mars : 
"Lorsque le dieu qui entraîne sur son axe rapide le jour pourpré aura par six fois soulevé et immergé son disque, tu assisteras aux seconds Equirria, sur le gazon du Champ de Mars,dont les flots du Tibre sinueux viennent frapper le flanc. Cependant, si par hasard une crue du fleuve occupe l'endroit,   les chevaux seront accueillis sur le Célius qui se couvrira de poussière." (Ovide, "Fastes", III-520.)

Mosaïque représentant une course de chevaux. (Via ancientworld.net)
 
Quant aux Mamuralia,  elles consistaient en une procession à travers la ville, au cours de laquelle on traînait dans les rues et l'on expulsait symboliquement Mamurius Veturius, le forgeron chargé par Numa Pompilius de fabriquer des copies du bouclier envoyé par Mars, de peur que l'original ne soit volé et que ce délit ne puisse être expié que par le sacrifice de plusieurs citoyens. Mamurius accomplit la tâche et demanda pour unique récompense que son nom soit inclus dans l'hymne sacré des prêtres Saliens de Mars.

Numa Pompilius et l'ancilla. (Carte publicitaire Lieibig.)


                                        Ainsi chez Ovide, Mamurius sauve ses concitoyens d'une mort expiatoire et, au cours de ce rituel, il est considéré comme un bouc émissaire, chassé pour emporter avec lui les péchés du peuple et lui évitant ainsi le châtiment des dieux. Les érudits modernes voient généralement Mamurius à la fois comme une sorte de bouc émissaire et comme un avatar de Mars. "Mamurius" est parfois interprété comme la traduction latine du nom d'une divinité Italique archaïque, Marmar, et le nom Veturius comme un nom propre dérivé de l'adjectif vetus : littéralement, il s'agirait donc du "Vieux Mars", expulsé à la veille de la nouvelle année. Vêtu de peaux d'animaux, il symbolisait la dégénérescence et la vulnérabilité associées à l'hiver. Pour chasser les dangers concentrés sur sa personne, les Romains formaient un cortège le long des rues et jetaient l'homme hors de la ville, en le battant avec de longues tiges. Ce rituel était censé nettoyer la ville pour accueillir une nouvelle incarnation de Mars, dieu archaïque de la végétation (par opposition à ses fonctions militaires ultérieures), qui renaît chaque printemps.

Monnaie à l'effigie d'Anna Perenna.


                                         Le 15 Mars enfin, on fêtait Anna Perenna qui, comme son nom l'indique, était une divinité liée au cycle annuel. Les célébrations se tenaient dans un bois sacré proche de Rome, aux abords de la Via Flaminia. Selon Macrobe, "on sacrifiait en public et en particulier à Anna Perenna, pour obtenir de passer heureusement l'année et d'en voir plusieurs autres." (Macrobe, "Saturnales", I-12.) Ovide dans ses "Fastes" donne une description vivante de ces fêtes de plein air.
"Le jour des Ides se célèbre la joyeuse fête d'Anna Perenna, non loin de tes rives, ô Tibre qui viens de l'étranger. Le peuple arrive et se répand parmi les herbes vertes ; et l'on boit, chacun s'étendant avec sa chacune. La fête se prolonge à ciel ouvert, quelques-uns dressent des tentes ; il en est qui font des cabanes de feuillage et de branches ; d'autres ont monté des roseaux rigides en guise de colonnes, ils déplient leurs toges et les étendent par dessus. Cependant, échauffés par le soleil et le vin, ils se souhaitent autant d'années  que les coupes qu'ils écluseront, et ils les comptent en buvant. Tu trouveras là celui qui pourrait avaler les années de Nestor,  celle que les coupes ingurgitées transformeraient en Sibylle. Là aussi, les gens chantent ce qu'ils ont appris dans les théâtres,   et règlent sur leurs paroles les battements de leurs mains ; autour d'un cratère posé sur le sol, ils mènent des chœurs grossiers ;  toute parée, une fille danse, les cheveux dénoués. Au retour, ils titubent, se donnant en spectacle à la foule,  qui, en les croisant, les appelle "bienheureux". Récemment (cela vaut d'être mentionné), j'ai rencontré ce cortège : une vieille femme ivre traînait un vieillard ivre lui aussi." (Ovide, "Fastes", III - 523.)
Au cours du mois, on payait aux professeurs leurs salaires de l'année écoulée et "les Romaines servaient leurs esclaves à table, comme les maîtres faisaient pendant les Saturnales." (Macrobe, "Saturnales", I-12.)

CALENDRIER JULIEN ET NOUVEL AN : JANUS ENTRE EN SCÈNE !


                                        Plus tard toutefois, les Romains célébrèrent le Nouvel An le 1er Janvier, lors des Calendes (les Iani Kalendai). L'historien Theodor Mommsen suppose que ce changement a été initié par Jules César, lors de la réforme du calendrier et qu'il serait entré en vigueur en 46 avant J.C. D'autres chercheurs pensent cependant que cette modification date de 450 avant J.C., lorsque le calendrier républicain a été adopté par les décemvirs. N'empêche : les Romains ne cessèrent jamais d'honorer Anna Perenna le 15 Mars, de sorte qu'on fêtait deux fois la nouvelle année !

Buste de Janus. (Musées Du Vatican.)

                                        Le mois de Janvier était associé au Dieu Janus. Grosso modo, Janus était le dieu du commencement,  des portes, du seuil, du "passage" d'un état à un autre. Représenté comme un être biface - l'une regardant vers l'avant et l'autre vers l'arrière - il présidait aussi à tout ce qui était "double" comme la vie et la mort, la guerre et la paix, l'est et l'ouest, le passé et le futur, etc.

                                        Au cours de ce 1er janvier, on célébrait donc Janus, à qui l'on sacrifiait des bœufs blancs. Les portes des temples, normalement fermées, restaient ouvertes : Janus en sortait alors et écoutait avec bienveillance toutes les prières. On se saluait avec effusion, on échangeait des vœux et des paroles de paix, en évitant les ragots et les paroles négatives.
"Janus aux deux visages, toi qui commences l'année au cours silencieux, toi, le seul des dieux d'en haut à voir ton propre dos, sois propice à nos princes dont le labeur apporte la paix à la terre féconde et la paix à la mer. Sois propice à tes sénateurs et au peuple de Quirinus, et d'un signe de tête fais ouvrir les temples éclatants. Un jour béni se lève : faites silence et recueillez-vous ! En ce beau jour, il faut prononcer des paroles de bonheur. Que les oreilles soient exemptes de débats, et que d'emblée s'éloignent  les querelles insanes : diffère ton oeuvre, langue envieuse." (Ovide, "Fastes", I-65.)
Sesterce représentant le Temple de Janus.

Les nouveaux magistrats, qui entraient en fonction pour l'année, étaient conduits jusqu'au Capitole pour prêter serment, au cours d'une procession à laquelle se joignait la foule, vêtue de blanc. Puisqu'il s'agissait d'un jour faste, les tribunaux étaient ouverts et l'activité économique était autorisée, et l'on travaillait (à tout le moins, on faisait semblant !), afin d'attirer la prospérité économique.  
"Après quoi, je m'étonnais du fait que ce premier jour  ne fût pas exempté de procès. Janus dit : "Apprends-en la cause ! J'ai confié à l'année naissante l'activité judiciaire, par crainte de voir  l'année tout entière dépourvue d'activité, à cause d'un tel auspice. Pour la même raison, chacun s'adonne à ses activités propres, ne faisant rien d'autre que témoigner de son travail habituel"." (Ovide, "Fastes", I - 165.)

Entrée Des Consuls à Rome Le 1er Janvier. (Carte Publicitaire.)

                                        Et, évidemment, les Romains organisaient de grandes fêtes. On décorait la maison avec des branches d'arbre et des végétaux et on recevait amis et membres de la famille. On s’offrait des fruits (en particulier des  dattes et des figues) et du miel, afin que la nouvelle année soit douce, et de la petite monnaie de bronze, pour qu'elle soit profitable. Ensemble, les convives mangeaient, buvaient, chantaient et dansaient, pour saluer l'année passée et accueillir celle qui commençait.

                                        On célébrait également le 1er Janvier le culte de la déesse Strenua (ou Strenia), d'origine étrusque, qui présidait à la purification. Un sanctuaire lui était dédié au sommet de la Via Sacra, autour duquel se tenait une procession, les Romains portant des brindilles de bois. Si on doit ce rituel au Roi Sabin Tatius, il est difficile de savoir s'il s'est toujours accompli en Janvier, ou bien s'il avait lieu en Mars et a été déplacé pour coïncider avec les nouvelles célébrations. Le nom "Strenua" serait à l'origine du mot "étrennes", et la Fata Befana italienne, sorcière jouant le rôle de Père Noël transalpin le 6 Janvier, dériverait directement de cette divinité.

CONCLUSION.


                                        J'aurais l'occasion de revenir plus en détails sur Janus - qui, avouons-le, présente l'énorme avantage d'être mieux connu qu'Anna Perenna ou que ce brave Mamurius Veturius. Les légendes se rattachant à ces deux derniers personnages sont en effet un peu confuses car diverses et surtout chargées d'une symbolique multiple, qui en complexifie l'interprétation. J'ai quand même tenté de faire le tri !

                                         Malgré tout, on retrouve dans les rites et les pratiques en usage dans la Rome antique quelques analogies avec nos propres célébrations du Nouvel An - vous avez certainement songé aux étrennes et aux vœux que nous échangeons encore, au matin du 1er Janvier. Surtout, ce changement de date est intéressant : à la célébration du Printemps et donc du renouveau de la nature, les Romains ont substitué une fête en l'honneur de Janus, Dieu des transitions et du changement. Ne trouvez-vous pas étrange, d'ailleurs, que la date du nouvel an ait été fixée en plein hiver ? C'était en tous cas l'opinion d'Ovide, abondamment cité dans cet article. Mais le poète a eu la chance de pouvoir en demander l'explication à Janus lui-même, ce qui tombe très bien puisqu'il est quand même le premier concerné !  Et ma foi, ça se tient...
"Allons, dis-moi pourquoi l'an neuf commence avec les frimas : ne devait-il pas de préférence débuter au printemps ? Alors, tout fleurit, alors, c'est la saison nouvelle (...) C'est cette période qui méritait d'être appelée nouvel an". Ma question avait été longue ; lui, sans beaucoup attendre, concentra sa réponse dans ces deux vers : "Le solstice d'hiver marque le premier jour du soleil nouveau et le dernier de l'ancien : Phébus et l'an ont même commencement"." (Ovide, "Fastes", I-149.)
Monnaie à l'effigie de Janus.
 
                                        Si notre réveillon de la Saint-Sylvestre n'a apparemment rien à envier aux célébrations romaines du point du vue festif, il ne possède certainement plus la même force symbolique. Et pourtant, notre décompte de minuit n'était-il pas un adieu à 2012, en même temps qu'un salut de bienvenue à 2013 ? Pour ma part, je vous souhaite à tous une bonne année, pleine de joie, d'amour, de chocolat et de petits oiseaux... Et d'antiquité romaine, par Janus, Anna Perenna, Jupiter, Junon et Minerve réunis ! 





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