mercredi 17 avril 2013

FELG : Rome, l'Afrique et Nous.

                                        Décidément, ce festival européen Latin-Grec nous aura fait voyager ! Pas seulement parce que, embrassant les cultures gréco-latines, il nous a permis de redécouvrir les bases de notre civilisation, ni même en raison des multiples origines géographiques des différents participants, qu'ils viennent de Sicile, de Malte, d'Angleterre (un petit bonjour à Jonathan Halliwell, au passage !) ou plus prosaïquement des 4 ou plutôt 6 coins de l'hexagone. Mais après nous avoir emmenés à Malte par l'entremise de M. l'Ambassadeur Pierre Clive Agius, la manifestation nous a proposé de traverser la Méditerranée à l'occasion d'une conférence donnée par Paul Mattéi, professeur à l'Université de Lyon II. Son intervention, intitulée "Rome, l'Afrique et nous : voyages en Méditerranée." nous invite donc à examiner les relations entre la Rome antique et le territoire connu sous le nom d'Africa. Un sujet dense et riche, traité avec passion et érudition par un homme éminemment sympathique, et sur lequel je me propose de revenir aujourd'hui, en retranscrivant les grands axes de son discours.

Paul Mattéi.

Situation géographique et brève Histoire de l'Afrique romaine.


                                        Pour commencer, il faut tout d'abord tenter de définir ce que l'on entend par "Africa" : ce territoire, qui correspond en gros au Maghreb actuel, s'étend sur une zone précise et bien déterminée, de sorte qu'on pourrait presque le comparer à une île. Il dessine en quelque sorte un rectangle de 300 000 km², délimité au Nord et à l'Est par la Méditerranée, au Sud par les hautes plaines et les montagnes de l'Atlas, et à l'Ouest par l'océan Atlantique. Sa population est constituée de multiples peuples, dont les principaux sont les Musulames (vers le Maroc actuel), les Gétules (Algérie) et les Garamantes (Tunisie). Ses paysages sont formés de vastes plaines, entrecoupées de massifs montagneux tels que les Aurès ou les monts Kabyles.

Destruction de Carthage par les Romains. (Via Yale University.)

                                        Historiquement, tous ces pays ont été conquis par Rome de façon progressive, à partir de la destruction de Carthage au terme des guerres puniques (146 avant J.C.), et la domination romaine s'est poursuivie jusqu'à la chute de l'Empire, près de 800 ans plus tard : l'Histoire commune entre ces terres et la puissance romaine s'est étendue sur plus de 7 siècles. Le cadre spatio-temporel de cette brève étude est donc clairement défini.

                                        L'an 146 avant J.C. marque la chute de Carthage : la puissance punique vaincue, le Nord-Est de la Tunisie passe sous domination romaine et forme la province d'Africa. Cette conquête se poursuit lors de la guerre civile opposant César à Pompée, et elle s'étend vers l'Est, l'Est algérien devenant la province d'Afrique nouvelle. En 40, sous le règne de Caligula, c'est la Maurétanie (Algérie côtière et Nord du Maroc) qui passe à son tour sous le contrôle de Rome, à la mort du Roi Aedemon. Au cours de la fin du Ier siècle, l'armée romaine continue à progresser vers le Sud et l'Est, franchissant le massif des Aurès, et elle pénètre à l'intérieur des terres. On peut alors considérer que l'Afrique romaine atteint ses dimensions maximales.

Septime Sévère.

                                        Hormis quelques révoltes sporadiques, la paix et la prospérité règnent en Afrique, et en particulier sous le règne de la dynastie des Sévères (IIème - IIIème siècles.) dont le fondateur, Septime Sévère, est d'ailleurs Africain puisque né en Tripolitaine. Ce IIème siècle est aussi marqué par l'implantation du christianisme, qui se développe avec succès dès le IIIème siècle. Cette vitalité démographique et culturelle du christianisme africain se confirme lors des deux siècles suivants, en dépit de plusieurs schismes, et se poursuit jusqu'à la fin du VIIème siècle.

                                        Après le règne des Sévères, la fin du IIIème siècle en Afrique est une période agitée - tout comme dans le reste de l'Empire. Mais le siècle suivant voit le rétablissement de la paix et de la prospérité, jusqu'à l'affaiblissement de l'Empire romain d'Occident. Cette décadence s'accompagne en Afrique d'une césure brutale en 429 - 439, lorsque les Vandales annexent la Bétique (Sud de l'Espagne) : ils traversent le détroit de Gibraltar et balayent l'Afrique d'Ouest en Est, atteignant les portes de Carthage. Si les différents royaumes germains sont en pleine ascension durant près d'un siècle, cette conquête ne s'accompagne pas de grands bouleversements sociaux ou économiques, puisque les structures antiques sont maintenues ; en revanche, c'est une rupture culturelle majeure, car les Vandales sont des chrétiens ariens, qui persécutent les chrétiens africains. Toutefois, les Vandales n'occupent pas la totalité de l'ancien territoire, et des pans entiers de l'ancienne zone d'influence romaine passent sous la coupe de différentes tribus, comme les Maures ou les Berbères : petit à petit, les structures tribales se substituent ici ou là aux structures impériales.

Denier du roi vandale Gelimer. (Via wikipedia)

                                        En 533, l'Empire romain d'Orient de Justinien reconquiert l'Afrique. Les Vandales chassés, la population romano-africaine renoue avec la culture et la société romaines, ce qui devait lui apparaître comme l'ordre naturel des choses au terme d'un petit siècle d'occupation germaine. Surgissent cependant des révoltes marginales, faits des tribus mentionnées plus haut, sans pour autant obérer la grande prospérité des provinces.

                                        Cet état de fait dure 130 ans, jusqu'en 646 où surgit une première alerte : les Arabes musulmans venus de Cyrénaïque et d’Égypte tentent un premier raid sur la Tunisie. Ils remportent d'ailleurs plusieurs victoires, mais ces campagnes restent sans lendemain. Les Arabo-musulmans lancent une nouvelle attaque en 660, et il ne leur faut cette fois que 40 ans pour prendre le contrôle de toute la zone, de la Méditerranée jusqu'à l'Atlantique. En 698, Carthage est prise et détruite. Cette date sonne officiellement le glas de l'Africa romaine, mais la disparition de l'ordre impérial et la prévalence de la nouvelle religion ne détruisent pourtant pas d'un seul coup le christianisme, ni même l'usage du Latin. Jusqu'au XIème siècle, des communautés chrétiennes latines cohabiteront avec les nouveaux maîtres du territoire, et l'ordre antique ne disparaîtra que progressivement, vers la fin du XIIème siècle.


Les marques de la civilisation romaine en Afrique.


                                        Nous l'avons vu, l'Afrique romaine est un ensemble bien délimité dans le temps et dans l'espace. Sous domination romaine, elle est divisée en plusieurs provinces. Au IVème siècle par exemple, elle se compose d'Ouest en Est des Maurétanie tingitane, césarienne et sitilienne, de la Numidie, de la Zeugitane, de la Byzacène et de la Tripolitaine. Il s'agit d'une zone riche, tant sur le plan économique que culturel. Sa capitale est Carthage, colonie romaine rebâtie sous César puis Auguste, connue sous le nom de Colonia Julia Cartago, cité de langue et de culture latines, et non phéniciennes. On estime qu'il s'agit de la 2ème ou 3ème plus grande ville de l'Empire, juste derrière Rome et peut-être Alexandrie.

(JB. Bouron, "Rome En Afrique", éd. Flammarion.)

                                        Mais Carthage n'est pas la seule ville importante d'Afrique, et la région compte de nombreuses cités très développées et très prospères, au moins jusqu'au Vème siècle, et qui possèdent de grands monuments typiquement romains, et notamment des temples et des basiliques comme le montrent les ruines de Timgad ou le Capitole de Dougga. On y trouve aussi des demeures somptueuses, ainsi que le raconte l'Africain Apulée dans son roman "L’Âne d'Or" (ou "Les Métamorphoses"), dont l'action se déroule en principe en Thessalie, mais dont le cadre est en fait africain :
"Un atrium de la dernière magnificence nous offre aux quatre coins une colonne, surmontée d'un globe qui porte une Victoire élevant des palmes. Ces figures s'élancent à ailes déployées, chacune vers un point de l'horizon. Du bout de leurs pieds, d'où s'échappent des gouttes de rosée, elles repoussent, par un mouvement précipité, le point d'appui, qui se dérobe en tournant sans se déplacer. Le pied n'y pose plus, mais il l'effleure encore; et l'illusion va jusqu'à vous faire voir ces statues en plein vol. Une Diane en marbre de Paros, du travail le plus exquis, occupe le point central de l'édifice. La déesse marche, et, dans son action animée, ses draperies flottent, son buste se projette en avant; elle semble venir à votre rencontre, et le respect vous saisit à la majesté divine qui l'environne. Plusieurs chiens l'escortent de droite et de gauche. Ces animaux sont aussi de marbre. Leurs yeux menacent, leurs oreilles se dressent, leurs naseaux s'enflent, ils montrent leurs dents terribles. Si, du voisinage, un aboiement se faisait entendre, chacun croirait qu'il sort de ces gosiers de pierre. (...) En arrière de ce groupe s'élève une grotte tapissée de mousse, de gazon, de lianes grimpantes et de pampre, entremêlés çà et là de ces arbustes qui se plaisent sur les rochers. Tout l'intérieur de la grotte est éclairé par le reflet du marbre, dont rien n'égale la blancheur et le poli. Au dehors et sur les flancs pendent des raisins et d'autres fruits, que l'art, émule de la nature, a exprimés avec une vérité parfaite. C'est à croire qu'ils attendent seulement, pour être cueillis et mangés, que la coloration leur soit venue du souffle mûrissant du vent d'automne. Penchez-vous, et voyez-les se réfléchir dans le miroir de ces fontaines qui jaillissent en divers sens des pieds de la statue; ils tremblent dans cette onde agitée comme aux rameaux de la vigne elle-même, et à l'imitation déjà si parfaite se joint le prestige du mouvement.  Au travers du feuillage, on voit se dessiner la figure d'Actéon, déjà cerf à moitié. Il jette, en tournant la tête, un regard furtif sur la déesse, et guette l'instant où elle va se mettre au bain. (Apulée, "L’Âne d'Or", II - 4)
Diane chasseresse. (Musée du Louvre.)


                                        L'Afrique romaine, à l'instar de la société de Rome, est également friande de spectacles et les structures telles que les théâtres et les arènes y sont donc nombreuses. C'est encore une fois Apulée qui nous en donne l'illustration, toujours dans "L’Âne d'Or" :
"On prélude au spectacle par des divertissements chorégraphiques. Moi, placé hors de l’enceinte, je me régalais, en attendant, du tendre gazon qui en tapissait les abords. La porte était ouverte, et mon œil curieux jouissait, par échappées, d’une ravissante perspective. Des groupes de jeunes garçons et de jeunes filles rivalisant de beauté, de parure et d’élégance, exécutaient la pyrrhique des Grecs, et décrivaient mille évolutions, dont l’art avait combiné les dispositions d’avance. Tour à tour on voyait la bande joyeuse tourbillonner en cercle comme la roue d’un char rapide, et tantôt se déployer, les mains entrelacées, pour parcourir obliquement la scène ; tantôt se serrer en masse compacte à quatre fronts égaux, et tantôt se rompre brusquement pour se reformer en phalanges opposées.  Quand ils eurent successivement exécuté toute cette variété de poses et de figures, le son de la trompette mit fin au ballet. Aussitôt le rideau se baisse, les tentures se replient, le grand spectacle va commencer." (Apulée, "L’Âne d'Or", X - 29)


Ruines de l'amphithéâtre romain d'El-Jem, Tunisie.

                                        L'implantation durable du christianisme conduit l’Église à adapter les structures cultuelles à la densité urbaine de l'Afrique, et à bâtir de nombreux monuments grandioses, comme la Basilique de Tipaza.

Ruines de la basilique de Tipaza.


                                        Très urbanisée, riche et prospère, l'Afrique est une terre opulente, grande productrice agricole (d'huile et de blé en particulier) mais aussi un important foyer culturel. Elle dispose ainsi, par exemple à Carthage, d'écoles de grammaire et de rhétorique réputées - au point que Juvénal qualifie l'Afrique de "mère des avocats". De fait, plusieurs grands noms de la littérature latine sont Africains : Apulée donc, mais aussi Fronton (précepteur de Marc Aurèle), ou les chrétiens Tertullien, Cyprien de Carthage ou  évidemment Saint Augustin.

                                        En dépit des apparences, Paul Mattéi insiste sur le fait que l'Afrique romaine n'a jamais été une terre coloniale, et ce malgré les guerres successives (notamment contre les peuples berbères et maures, qui défendaient leur mode de vie) et l'implantation d'Italiens. Au temps d'Auguste, on pouvait à la limite la considérer comme une colonie de peuplement, mais si quelques ombres persistent, les hautes classes autochtones , puis une part plus large de la population, ont compris tout l'avantage qu'elles pouvaient trouver à accepter l'ordre impérial, qui leur permettait d'intégrer des structures étatiques fortes et de s'insérer dans le monde méditerranéen. Jusqu'en 212, marquée par l'octroi de la citoyenneté romaine à l'ensemble des habitant de l'Empire par Caracalla, le nombre d'Africains citoyens romains ne fera que croître, et ceci concerne en premier lieu les chrétiens.

                                        Cette assimilation se traduit en particulier dans l'utilisation des langues : les vieux idiomes comme le Berbère, le Punique, etc. subsistent toujours mais, par-delà ces langues, le Latin s'est implanté sur tout le territoire, au point de passer du statut de langue étrangère de colonisation à celui d'idiome totalement accepté. De même, la culture et l'art romain essaiment en Afrique, à l'exemple de la mosaïque - un domaine dans lequel les Romano-Africains passeront maîtres, fabriquant les œuvres les plus fines et subtiles de l'Empire.

Mosaïque de Sousse, représentant Virgile et les muses Clio et Melpomène.


Mosaïque de l'école africaine.

Quelques personnalités romano-africaines.



                                        Si l'Afrique romaine a connu un fort développement économique, elle est aussi devenue une terre de culture latine. Plusieurs grandes figures des IIème et IIIème siècles sont ainsi africaines, et Paul Mattéi en a choisi quatre, parmi les plus emblématiques.

Apulée.


                                        Apulée, tout d'abord, que nous avons déjà cité à plusieurs reprises. Né à Madaure (Algérie) en 123, il est surtout connu pour son roman "L’Âne d'Or", mais aussi pour avoir été le héros involontaire d'un tragique vaudeville. Vers 150, en Tripolitaine, Apulée épouse une veuve, plus âgée que lui et surtout fort riche. Bien évidemment, la belle-famille de l'écrivain s'insurge, présumant qu'il a succombé à l'appât du gain bien plus qu'aux charmes de la dame. Ni une, ni deux : ils lui intentent un procès devant le proconsul, l'accusant d'avoir ensorcelé la veuve ! Mais Apulée se défendra grâce à un plaidoyer habile et spirituel, connu sous le nom de "De Magia". Pour notre intervenant, cette affaire s’apparente à un roman balzacien, en ce que les ennemis d'Apulée appartiennent à ce milieu provincial et sordide, si souvent mis en scène par le romancier français. Outre son goût évident pour Apulée, une autre raison a motivé son choix : les liens d'affection, de respect, de réciprocité qui unissent l'homme à son épouse, qu'il considère comme son égale. Bref, une conception du couple extrêmement moderne, proche de la nôtre. J'aurai certainement l'occasion de revenir sur le personnage d'Apulée, dont l'oeuvre m'enchante également...

Apulée transformé en âne. (Via Art Institute Chicago)

Sainte Perpétue.


                                        Vient ensuite, dans cette liste subjective (mais ma foi judicieuse), une femme : Perpétue. Ou plutôt Sainte Perpétue, comme nous allons le voir. Nous sommes au tout début du IIIème siècle, lorsqu'un groupe de chrétiens est arrêté, et jugé devant le proconsul. Parmi eux se trouve Perpétue, une jeune bourgeoise de 20 ans. Enchaînée, elle tient dans ses bras son bébé, qu'elle allaite encore. Son père se jette à ses pieds pour la supplier de renier sa foi, on tente de la convaincre en lui répétant que son enfant va devenir orphelin, mais tout cela en vain : Perpétue reste fidèle au christianisme. Condamnée à être livrée aux bêtes avec sa servante Félicité, elle est mise en pièces par une vache sauvage et on achève les deux femmes à coups d'épée. Le récit de ce martyre nous est parvenu grâce à un texte, "La Passion de Perpétue et Félicité.", qui relate les derniers jours des jeunes femmes :
"Un autre jour en plein repas, on nous emmène soudain au tribunal. Nous arrivons au forum. La nouvelle se répand rapidement dans les quartiers voisins ; il y eut bientôt foule. Nous montons sur l’estrade. On interroge les autres, qui confessent leur foi. Mon tour arrive, quand brusquement apparaît mon père, portant mon fils dans les bras. Il me tire de ma place et me dit : "Aie donc pitié de l’enfant. " Le procurateur Hilarianus, qui remplaçait Minutius Timinianus, le proconsul défunt, et avait le droit de glaive, à son tour insista : "Prends en pitié les cheveux blancs de ton père, le tendre âge de ton enfant. Sacrifie pour le salut des empereurs." Moi je réponds : "Je ne sacrifierai pas." Hilarianus : "Es-tu chrétienne ?" Je lui réponds : "Je suis chrétienne." Mon père restait à mess côtés pour me fléchir. Hilarianus donna un ordre : on chassa mon père et on le frappa d’un coup de verge. Ce coup m’atteignit, comme si c’était moi qu’on eût frappée. Je souffrais de sa vieillesse et de sa souffrance. Alors le juge prononça la sentence : nous étions tous condamnés aux bêtes. Et nous partîmes tout heureux vers la prison. ..." (Via www.fraternite-sainte-perpetue.com)



Perpétue, femme et chrétienne, refusant obstinément de renier sa foi, a donc bien sa place dans ces grandes personnalités de l'Afrique romaine.

Le moissonneur de Makthar.


                                       La troisième figure retenue par Paul Mattéi, vous ne la trouverez pas dans les livres d'Histoire. Il s'agit d'un anonyme, dont l'existence nous est connue grâce à une inscription funéraire découverte à Makthar (au Sud de Carthage). Cette épitaphe est celle d'un moissonneur, rude travailleur, symbole de tous les paysans qui firent de l'Afrique romaine cette terre de prospérité économique dont nous avons maintes fois parlé :
"Je suis né dans une famille pauvre ; mon père n’avait ni revenu, ni maison à lui. Depuis le jour de ma naissance, j’ai toujours cultivé mon champ. Ma terre ni moi n’avons pris aucun repos. Lorsque revenait l’époque de l’année où les moissons étaient mûres, j’étais le premier à couper mes chaumes, lorsque paraissaient dans les campagnes les groupes de moissonneurs, qui vont se louer autour de Cirta, la capitale des numides, ou dans les plaines que domine la montagne de Jupiter, alors j’étais le premier à moissonner mon champ. Puis, quittant mon pays, j’ai, pendant douze ans, moissonné pour autrui sous un soleil de feu ; pendant onze ans, j’ai commandé une équipe de moissonneurs et j’ai fauché le blé dans les champs des Numides. A force de travailler, ayant su me contenter de peu, je suis enfin devenu propriétaire d’une maison et d’un domaine : aujourd’hui, je vis dans l’aisance. J’ai même atteint les honneurs : je fus appelé à siéger au sénat de ma cité, et de petit paysan je devins censeur. J’ai vu naitre et grandir autour de moi mes enfants et mes petits enfants ; ma vie s’est écoulée paisible et honoré de tous." 

Saint Augustin.


                                       Mais le plus célèbre des Romano-africains est sans conteste Saint Augustin, dont les réflexions sur le rapport entre le temporel et le céleste peuvent encore nous éclairer aujourd'hui. Une fois encore, je reviendrai plus longuement sur ce personnage éminent de la littérature chrétienne latine, mais je vous cite ici les deux extraits de son œuvre sélectionnés par Paul Mattéi :
"Autre chose est de voir d'un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène, de s'évertuer en vain dans des régions impraticables, au milieu des assauts et des embuscades que dressent les déserteurs fugitifs avec leur chef, lion et dragon ; autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste, à l'abri des brigandages de ceux qui ont déserté la milice céleste ; car ils l'évitent comme le supplice." (Saint Augustin, "Les Confessions", VII - 21.27.)

Saint Augustin. (Fresque de Sandro Botticelli.)

Ce passage soulève l'opposition entre les philosophes et les Chrétiens, et démontre que a foi ne se pense pas, mais qu'elle se ressent. Il souligne aussi que la culture et la religion, loin de s'opposer ou de se confondre, doivent procéder d'une articulation, nécessaire à leur coexistence. Une belle illustration de la question de la place de la religion dans la société, qui résonne évidemment avec notre époque.

                                       Le deuxième extrait est sans doute l'un des plus connus de l'auteur, mais aussi l'un des plus beaux :
"Je ne doute pas, mais je suis sûr dans ma conscience, Seigneur, que je t’aime. Tu as percé mon cœur de ton Verbe et je t’ai aimé. Eh bien ! qu'est-ce que j'aime quand je t'aime ? Ce n'est pas la beauté d'un corps, ni le charme d'un temps, ni l'éclat de la lumière, amical à mes yeux d'ici-bas,ni les douces mélodies des cantilènes de tout mode, ni la suave odeur des fleurs, des parfums, des aromates, ni la manne ou le miel, ni les membres accueillants aux étreintes de la chair : ce n'est pas cela que j'aime quand j'aime mon Dieu. Et pourtant, j'aime certaine lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine étreinte quand j'aime mon Dieu : lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l'homme intérieur qui est en moi, où brille pour mon âme ce que l'espace ne saisit pas, où résonne ce que le temps rapace ne prend pas, où s'exhale un parfum que le vent ne disperse pas, où se savoure un mets que la voracité ne réduit pas, où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas. C'est cela que j'aime quand j'aime mon Dieu." (Saint Augustin, "Les Confessions", X - 6.8.)
La Conversion de Saint Augustin. (Par Fra Angelico).

Conclusion.


                                      En guise de conclusion à ce bref aperçu de ce que fut l'Afrique romaine, il est bon de rappeler que ce n'est qu'à partir du VIIIème siècle que ses populations se tournent vers d'autres civilisations, et que le christianisme et la société latine, si elles persistent un temps, sont progressivement étouffées et finissent par s'éteindre peu à peu. Et j'achèverai ce compte-rendu en citant la propre conclusion de Paul Mattéi, qui souligne avec justesse et optimisme à quel point l'Afrique romaine demeure proche de nous : "Comme Augustin n'a jamais cessé d'être des nôtres, beaucoup pensent dans sa région qu'il était aussi des leurs." Que voulez-vous ajouter après ça ?!!     

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