dimanche 25 août 2013

Les Proscriptions A Rome.

                                        Plusieurs articles de ce blog m'ont amenée à parler des proscriptions - tout récemment encore, dans celui consacré à l'affaire Sextus Roscius, ici. A priori, même si vous n'aviez jamais lu ou entendu ce terme auparavant, vous avez compris que ce n'était pas une pratique particulièrement festive... Mais j'ai reçu plusieurs courriels d'internautes, me demandant ce qu'étaient exactement ces fameuses proscriptions : en quoi consistaient-elles ? Étaient-elles fréquentes à Rome ? Qui décidait de l'identité des proscrits ? Et puis d'abord, que veut dire précisément ce mot ?

                                        La logique nous incite à commencer par là. Le terme proscription vient du verbe proscribere, qui signifie publier, proclamer, annoncer par écrit. Dans le contexte, la proscription désigne la proclamation et la condamnation officielle des ennemis de l'État -  et implique, de facto, l'élimination desdits ennemis. Mon dictionnaire définit la proscription comme "l'action de proscrire (!!), condamner quelqu'un à mort ou au bannissement". Par extension,la proscription désigne aussi l'affiche portant le texte officiel et la liste des noms des personnes condamnées.

                                        Il n'y eut que deux grandes vagues de proscriptions à Rome : en 82 avant J.C. sous Sylla, puis en 43 avant J.C. sous le triumvirat Antoine - Octave - Lépide. Dans les deux cas, en marge des guerres civiles.

Proscriptions sous Sylla.


                                        Les premières proscriptions ont lieu en 82 avant J.C. Sylla s'est emparé de Rome au terme d'une guerre contre les partisans de Marius et, devenu dictateur, il concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Il instaure alors les proscriptions, qui visent évidemment les marianistes. Cette décision est légalisée par la loi Cornelia de proscriptione et prosciptis : 520 personnes, déclarées "ennemies de la patrie", sont désignées et trois listes successives sont publiées et affichées sur le forum. Étrangement, ces listes ont pour but de rassurer ceux qui n'y figurent pas - mais on imagine l'effet qu'elles ont, en revanche, sur ceux dont les noms y sont mentionnés !

Un proscrit découvre son nom sur la liste. (Illustration Augustyn Mirys.)

                                        Tout homme dont le nom y est cité est ipso facto déchu de la citoyenneté et exclu de toute protection juridique; quiconque héberge ou protège un proscrit est condamné à mort ; tout informateur fournissant des renseignements pouvant conduire à une exécution reçoit une récompense pécuniaire ; n'importe quel particulier qui tue un proscrit et apporte sa tête (tête qu'on retrouve souvent exposée sur le forum au bout d'une pique) gagne 12 000 deniers prélevés sur les fonds publics et a le droit de garder une partie de sa succession. Le reste est confisqué par l’État, qui vend l'ensemble des biens aux enchères - les proches de Sylla en profitant évidemment pour acquérir domaines, esclaves, œuvres d'art etc. à bas prix. Les fils des proscrits sont automatiquement exilés (Ils ne seront réintégrés dans leurs droits qu'en 49 avant J.C.) et leurs veuves ne sont pas autorisées à se remarier. Bref, c'est plutôt sec, comme procédé !
" C'est lui [Sylla] qui fut le premier (plût au ciel qu'il eût été le dernier) à donner l'exemple des proscriptions. Ainsi, dans cette cité où, pour une insulte un peu vive, on rend justice à un individu qui figure sur la liste des histrions, I'Etat établissait une prime pour chaque citoyen romain égorgé. Celui-là recevait le plus qui avait assassiné le plus ; la mort d'un ennemi ne rapportait pas plus que la mort d'un citoyen ; chacun payait lui-même son propre assassinat. On ne se déchaîna pas seulement contre les adversaires qui avaient combattu par les armes mais aussi contre bien des innocents. " (Velleius Parterculus, "Histoire Romaine", II - 28)

                                        Les proscriptions décidées par Sylla ont deux avantages : d'une part, elles éliminent les opposants fidèles à Marius et, d'autre part, elles permettent de renflouer le Trésor romain, mis à mal par la guerre civile et les conflits menés à l'étranger. La lutte entre partisans de Sylla et partisans de Marius correspondait plus largement à celle entre Optimates (conservateurs rassemblant une grande part de la noblesse) et Populares (courant réformateur où l'on retrouvait, grosso modo, les défenseurs de la plèbe et les chevaliers.) En conséquence, l'ordre équestre est particulièrement touché par les proscriptions. Les chevaliers marianistes se sont généralement enrichis dans le commerce et les affaires, et leur fortune est donc confisquée et reversée à des proches de Sylla ou aux vétérans de ses légions, comme les terres appartenant aux cités ayant soutenu Marius sont redistribuées aux troupes de Sylla. Parmi les premières victimes des proscriptions figurent les consuls en exercice et ceux de l'année précédente - désignés par Marius et donc proches de lui - et Marcus Junius Brutus, (le père du futur césaricide) tué par Pompée.
 

Les proscriptions. (© luciuscorneliussylla.fr)

                                        Les proscriptions plongent Rome dans la terreur. Nombreux sont les proscrits qui disparaissent purement et simplement, traînés hors de chez eux pendant la nuit par des groupes d'hommes, appelés les Sullani, des affranchis de Sylla qui par conséquent portent tous le nom de Lucius Cornelius ! Le Tibre charrie des centaines de cadavres et les assassinats ne se limitent pas à la seule ville de Rome : des milices armées parcourent l'Italie à la recherche des fuyards. Catilina mène par exemple une troupe de Gaulois et amasse un joli pactole, prélevé sur l'héritage de ses victimes - dont son propre frère et son beau-frère, à en croire Cicéron. Le caractère sordide des exécutions, la vague des dénonciations, les hordes armées et l'apparition des Sullani provoque une panique générale, chacun redoutant d'être dénoncé, proscrit pour un comportement prétendument séditieux et exécuté, peut-être même par un de ses proches. Car, je le répète, n'importe qui pouvait assassiner les proscrits, et on voit donc un esclave tuer son maître, un fils son père ou un père son fils...
"Un Romain nommé Quintus Aurélius, qui ne se mêlait de rien, et qui ne craignait pas d'avoir d'autre part aux malheurs publics que la compassion qu'il portait à ceux qui en étaient les victimes, étant allé sur la place, se mit à lire les noms des proscrits, et y trouva le sien. " Malheureux que je suis, s'écria-t-il, c'est ma maison d'Albe qui me poursuit. " Il eut à peine fait quelques pas, qu'un homme qui le suivait le massacra. " (Plutarque, "Vie de Sylla", 31.)

                                        Sous Sylla, les proscriptions revêtent un caractère quasiment bureaucratique, les noms des assassins et des dénonciateurs étant scrupuleusement notés et versés aux archives publiques. L'ensemble est supervisé par Chrysogonus, un affranchi grec de Sylla corrompu et âpre au gain. L'exemple de Sextus Roscius (voir en introduction) montre bien les dérives et les machinations dont l'entourage de Sylla se rend alors coupable, profitant des proscriptions pour s'enrichir au détriment des malheureux condamnés, voire même d'innocents.

Proscriptions sous le second triumvirat.


                                        En 43 avant J.C., le triumvirat composé d'Octave (futur Auguste), Marc Antoine et Lépide reprend l'idée à son compte. Pour simplifier, disons que depuis l'assassinat de Jules César, survenu un an plus tôt, les deux premiers s'écharpent vigoureusement, tandis que le troisième ne sait pas trop sur quel pied danser... Les trois hommes finissent par s'entendre et scellent un pacte qui donne naissance à ce que l'on a coutume d'appeler le second triumvirat. L'accord ôte le pouvoir au Sénat, et Octave, Lépide et Antoine ont désormais les mains libres pour diriger l'état.

Antoine, Octave et Lépide. (Ill. H.C. Selous - ©Internet Shakespeare Editions.)

                                        L'une de leurs premières décisions est de recourir à ces bonnes vieilles proscriptions, sensées viser les ennemis de l’État et en premier lieu les meurtriers de César et, par extension, tous les Républicains. Y figurent donc Brutus, Cassius ou encore Sextus Pompée (le fils de Pompée le Grand). Mais tant qu'ils y sont, nos trimviri en profitent pour faire éliminer à moindres frais leurs propres opposants politiques et régler quelques comptes personnels ! Une nouvelle liste est établie - ou plutôt de nouvelles listes, qui font l'objet d'intenses tractations entre les trois partenaires, et où l'on supprime ou ajoute des noms à l'envi. Chacun veut y inscrire ses propres ennemis, qui s'avèrent souvent être les alliés des deux autres. On parvient finalement à un compromis : Octave sacrifie par exemple son allié Cicéron, Antoine son oncle Lucius, et Lépide son propre frère.  

"Ainsi se livraient-ils les uns aux autres ceux qui leur étaient les plus chers en échange de ceux qui leur étaient les plus odieux, et leurs plus grands ennemis en échange de ceux avec qui ils avaient les liaisons les plus intimes. Tantôt, ils donnaient nombre pour nombre, tantôt plusieurs pour un seul, ou un nombre moindre pour un plus grand, trafiquant ainsi que sur un marché public et mettant tout à l'enchère..." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", XLVII - 6.)

                                        Encore une fois, le but est double : d'abord se débarasser des opposants sans se salir les mains, et ensuite amasser de l'argent, au profit de l’État ou du sien propre. Il faut dire que les triumviri ont besoin de fortes sommes, notamment pour payer leurs soldats. Je parlais aussi plus haut de règlements de compte, et le cas de Rufus en est une bonne illustration :
"Rufus possédait un superbe immeuble, dans le voisinage de Fulvia, la femme d'Antoine. Elle avait voulu le lui acheter, mais Rufus avait refusé ; il eut beau maintenant lui en faire cadeau, il fut proscrit. Quand on apporta sa tête à Antoine, il dit qu'elle ne le concernait pas et la fit porter à sa femme qui ordonna de ne pas l'exposer sur le forum mais sur l'immeuble en question." (Appien, "Histoire Des Guerres Civiles", IV - 29.)
  
                                        Les conditions dans lesquelles se déroulent les proscriptions sont toujours aussi violentes. Le même fonctionnement s'applique : un homme libre qui tue un proscrit reçoit 25 000 drachmes, un esclave 10 000 drachmes et la citoyenneté ; les biens des condamnés sont saisis ; leurs cadavres sont privés de sépulture. Il est toujours interdit de porter assistance à quiconque figure sur ces listes mais, cette fois, certains d'entre eux sont sauvés par leurs proches, et même parfois par les membres du triumvirat eux-mêmes (le frère de Lépide, par exemple, s'en sortira indemne).

"On assista à des manifestations incroyables d'amour conjugal de la part des femmes, d'amour filial de la part des enfants et de dévouement de la part des esclaves pour leurs maîtres." (Appien, "Histoire Des Guerres Civiles",  IV - 36.)

"Les Massacres Du Triumvirat." (Antoine Caron.)

                                        Si c'est encore possible, le chaos est encore plus général que lors des premières proscriptions. Des familles entières fuient l'Italie, les élites sont ruinées, les vengeances se multiplient contre les assassins présumés. Pire encore, on ne sait plus à qui se fier, et la trahison peut aussi bien venir d'un proche que le salut, d'un ennemi ! C'est bien simple : Rome, terrifiée par les proscriptions de Sylla, tombe cette fois dans la pire des psychoses. Un exemple de cette ignoble incertitude ?  Turianus avait été prêteur, et son fils était un débauché, ami de Marc Antoine. Arrêté par les centurions, il les supplie de lui accorder un délai, le temps de demander à son fils d'intervenir auprès du triumvir. Et les centurions éclatent de rire : son fils est déjà intervenu, mais pas vraiment dans ce sens-là...

                                        Parmi ceux qui parviennent à s'enfuir, nombreux sont ceux qui se rangent aux côtés de Brutus et Cassius en Orient, ou qui se réfugient auprès de Sextus Pompée. Celui-ci est parvenu à gagner la Sicile et il les accueille chaleureusement, leur fournissant le gîte et le couvert. Il promet en outre de verser à quiconque sauvera un proscrit le double de la prime offerte par les trimviri pour sa tête.

Denier de Sextus Pompée.

                                        En revanche, la plupart n'en réchappent pas. La victime la plus célèbre de cette seconde vague de proscriptions est sans conteste Cicéron, poursuivi de la haine implacable de Marc Antoine et de Fulvie (qui lui reprochent entre autres choses ses Philippiques, une série de discours d'une violence extrême prononcés contre eux au Sénat). Le célèbre orateur envisage un temps de s'enfuir en Grèce mais, au final, il se résigne à son sort et est exécuté dans sa villa de Formia. Sa tête et ses mains sont tranchées et rapportées à Marc Antoine, qui les fait exposer sur le forum avant de décréter la fin des proscriptions.   

"Cicéron ayant entendu la troupe que menait Hérennius courir précipitamment dans les allées, fit poser à terre sa litière : et portant la main gauche à son menton, geste qui lui était ordinaire, il regarda les meurtriers d'un œil fixe. Ses cheveux hérissés et poudreux, son visage pâle et défait par une suite de ses chagrins, firent peine à la plupart des soldats mêmes, qui se couvrirent le visage pendant qu'Hérennius l'égorgeait : il avait mis la tête hors de la litière, et présenté la gorge au meurtrier ; il était âgé de soixante-quatre ans. Hérennius, d'après l'ordre qu'avait donné Antoine, lui coupa la tête, et les mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. C'était le nom que Cicéron avait donné à ses oraisons contre Antoine ; et elles le conservent encore aujourd'hui. " (Plutarque, "Vie des Hommes Illustres - Comparaison De Démosthène Et De Cicéron", IV - 48.)

"La Mort De Cicéron." (Léon Comeleran.)

                                        Il est difficile de déterminer le nombre précis de victimes de ces secondes proscriptions, mais Appien parle de 2000 chevaliers et 300 sénateurs. Quelque soit le compte exact, les conséquences furent déterminantes, et surtout sur le plan politique. Le parti républicain était anéanti, l'aristocratie largement décimée, et l'absence d'opposition permettra quelques années plus tard à Octave d'instaurer le principat. 

                                        Aucune autre proscription n'aura lieu à Rome, du moins à grande échelle - mais Tibère ou Domitien par exemple y auront recours ponctuellement. Si j'étais pragmatique et cynique, je dirais que ça se comprend: difficile de laisser passer l'occasion de balayer d'un seul coup ses ennemis et de renflouer les caisses...  N'oublions pas, hélas, que des pratiques similaires eurent lieu durant la révolution française ou plus récemment encore durant la dictature en Argentine - pour ne citer que ces deux exemples.



dimanche 18 août 2013

Un Loup Peut En Cacher Un Autre...

                                        Après plusieurs articles assez consistants, je poste aujourd'hui un billet plus court - même les blogueurs ont le droit au repos - pour revenir sur deux expressions bien connues, mais pas toujours attribuées à leur auteur. Plus précisément, l'une d'elles est passée dans le langage courant sans que l'on sache le plus souvent d'où elle vient, et l'autre est généralement associée à un philosophe qui, s'il l'a popularisée, n'en est pourtant pas à l'origine. Le plus incongru, c'est que ces deux maximes parlent toutes les deux d'un loup - animal dont on connaît la symbolique dans l'Histoire romaine.

                                        L'expression devenue proverbiale, vous la connaissez forcément : "Quand on parle du loup, on en voit la queue." On la retrouve dans d'autres langues sous une forme assez proche, bien que le loup ait parfois mystérieusement disparu : "Speak of the devil, and he appears." en Anglais ou "Hablando del rey de Roma, por la puerta asoma." en Espagnol, par exemple. Et bien, figurez-vous qu'on retrouve peu ou prou cette phrase en Latin : "Atque eccum tibi lupum in sermone:  praesens esuriens adest.". Elle est tirée d'un œuvre de Plaute (env. 254 - 184 avant J.C.), auteur de nombreuses comédies que n'aurait pas reniées Molière - qui s'en est d'ailleurs largement inspiré.

Plaute. (via Wikipedia.)

                                       La pièce qui nous intéresse s'intitule "Stichus" : le père de deux jeunes filles souhaite les voir divorcer et se remarier, trois ans après le départ de leurs époux respectifs, deux frères ruinés par les libéralités accordées à un profiteur et qui sont allés refaire fortune. L'aînée, soumise à son père, serait prête à se plier à sa volonté mais sa sœur s'entête et l'encourage à attendre leurs maris. Ceux-ci reviennent finalement, bien plus riches qu'auparavant, et la pièce se conclut par une fête. Le titre de la comédie provient du nom d'un personnage, esclave d'un des deux frères. 

Les héros de "Stichus" (Gravure sur bois, Bibliothèque Marciana de Venise.)



                                         Alors que les deux frères, ruinés, sont obligés de rogner sur leur train de vie fastueux et de limiter leurs dépenses, ils décident de se venger et de punir le pique-assiette responsable de leur misère. Et c'est justement à cet instant que celui-ci surgit ! L'un des frères remarque alors : "Tiens ! Quand on parle du loup, on le voit apparaître, prêt à tout dévorer." Aujourd'hui, notre loup à nous montre le bout de sa queue - ce qui, personnellement, me plonge dans un abîme de perplexité puisqu'il faut alors supposer que le loup en question marche à reculons... "Quand on parle du loup, on en voit le museau" aurait tout de même semblé plus logique, mais passons !


Sigmund Freud.
La seconde locution, quant à elle, nous évoque immédiatement le philosophe anglais Hobbes (1588 - 1679) : "L'homme est un loup pour l'homme". Phrase qui apparait dans "De Cive". Bizarrement, c'est à lui qu'elle doit d'être devenue célèbre. Dans son acception philosophique, elle signifie que l'Homme, loin d'être bon naturellement, est un être mauvais, cruel, porté à assouvir ses instincts et à agir avant tout dans son intérêt, sans se soucier des autres. Une vision pessimiste reprise par plusieurs auteurs, comme Schopenhauer ou Freud, pour qui l'homme est par instinct une créature agressive.
"L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts." (Freud, "Malaise Dans La Civilisation".)

                                        Cependant, on retrouve la même formule dans des œuvres antérieures : chez Érasme, Rabelais, Montaigne, d'Aubigné ou encore Francis Bacon. Alors qui, le premier, a osé la comparaison ? Plaute, encore ! Cette fois dans sa comédie "Asinaria" - soit "La Comédie Des Ânes", ce que l'on pourrait aussi traduire par "Les Âneries". L'intrigue se déroule à Athènes : Argyrippe, fils du vieillard Déménète, a besoin d'argent pour acheter pendant un an les amours de Philénie, fille de la maquerelle Cléérète. Déménète, qui vient de vendre plusieurs ânes à un marchand, accepte de prêter à son fils la somme nécessaire, en échange d'une nuit avec la jeune fille. Mais un rival de Cléérète, furieux d'être dépossédé de sa maîtresse, fait prévenir la femme de Déménète qui, outrée par la conduite de son vieux cochon de mari, fait un scandale et le traîne, tout penaud, hors du lupanar.

                                        La fameuse phrase apparait dans la scène IV de l'acte I, alors qu'un des esclaves de Déménète tente de soustraire au marchand l'argent de la vente des ânes, afin de le remettre à Cléérète sans que l'épouse de son père ne se doute de rien. Alors qu'il lui demande le paiement, le marchand rétorque : "Vous ne m’amènerez pas à vous remettre cet argent sans vous connaître. L’homme qu’on ne connaît pas n’est pas un homme, c’est un loup." A peine moins pessimiste que l'interprétation générale, donc...


Thomas Hobbes. (Portrait de John Michaël Wright - National Portrait Gallery de Londres.)

                                        Il est à noter que la phrase exacte de Hobbes - "A l'état de nature l'homme est un loup pour l'homme, à l'état social l'homme est un dieu pour l'homme” - réunit en fait deux citations latines : celle de Plaute donc, mais aussi une sentence tirée de Sénèque pour qui "L’Homme est une chose sacrée pour l’Homme." ("Homo, sacra res homini" - Lettres à Lucilius, XCV - 33.) Ou comment concilier ces deux visions de l'espèce humaine...


"Trois Têtes Ressemblant Au Loup." (Gravure de Charles Le Brun.)

                                        Nous reparlerons de Plaute mais, en attendant, vous pourrez frimer dans les dîners - ou devant votre prof de Français ou de philo. Je me permettrai simplement d'ajouter cette citation de Serge Bouchard, lue sur Evene.fr : "L'homme est un loup pour l'homme, ce qui, vous en conviendrez, n'est pas très gentil pour le loup."

dimanche 11 août 2013

L'Aigle Romain Et Les Enseignes Militaires.

                                        Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l'aigle était le symbole par excellence de l'Empire romain?  Frappé sur les monnaies, gravé dans le marbre des monuments (comme l'Arc de Constantin, par exemple), et bien sûr brandi par les légions : l'aigle est partout ou presque, pour peu que l'on se donne la peine de le chercher. J'admets volontiers que cet animal frappe davantage l'imagination que, disons, la musaraigne ou le lapin (même adulte, n'est-ce pas amis fans de Kaamelott ?!) Mais un loup ou un lion aurait tout aussi bien fait l'affaire, non ? Coupons court au suspense : point de loup, point de lion. Voyons pourquoi...

                                        L'aigle est un animal présent dans de nombreuses mythologies : on le retrouve aussi bien chez les Grecs que chez les Aztèques, en Scandinavie qu'au Japon. Malgré tout le respect dû à ces peuples, on s'en fiche un peu dans notre problématique - à ceci près que la présence de cet animal dans des cultures aussi diverses permet de comprendre la puissance qu'il peut revêtir en tant que symbole. L'aigle est communément considéré comme le Roi des oiseaux : il est capable de s'élever haut dans le ciel, et son vol est empreint de puissance et de majesté. Il s'écarte du symbolisme appliqué aux autres oiseaux qui, dans leur grande majorité, évoquent la liberté et la spiritualité. Disons-le tout net, l'aigle n'est pas un piou-piou comme les autres, mais il incarne la force et l'autorité. Symbole céleste, il est aussi souvent lié au soleil - pour les Amérindiens par exemple, ses plumes sont une représentation des rayons solaires. Il est d'ailleurs réputé pour fixer l'astre du jour et, puisqu'il regarde la lumière en face, on en fait aussi le symbole de l'intelligence et de la lucidité.

                                        On le rencontre fréquemment dans la mythologie Gréco-romaine, toujours dans cette symbolique céleste, et généralement en opposition au Serpent, créature chthonienne. C'est un aigle qui enlève Ganymède pour en faire l'échanson des Dieux ; un aigle encore qui torture Promethée en lui dévorant le foie. A chaque fois, il renvoie à Zeus/Jupiter, dont il est soit l'incarnation, soit le messager. A Rome, il est donc le symbole de Jupiter Optimus Maximus, et on le représente traditionnellement serrant la foudre dans ses serres.

"Jupiter, transformé en  aigle,séduisant Ganymède." (Tableau de M. G. Stapleaux.)

                                        Voilà pour la symbolique, grossièrement esquissée, et qui fournit un premier élément de réponse :  si l'aigle représente le plus puissant des Dieux, il paraît logique qu'un Empire conquérant comme Rome l'ait choisi pour emblème. Et vous ne serez pas surpris d'apprendre que c'est à la l'armée qu'il doit ce statut - plus précisément aux enseignes militaires des légions. Du reste, il sera toujours lié à la sphère militaire et, en dehors de Guerres civiles, on ne le verra dans les rues que sur les monuments commémorant les victoires (L’arc de Constantin, encore) ou lors des défilés des troupes dans le cadre des triomphes.

Les enseignes - Arc de Constantin.

                                        L'enseigne militaire, ce n'est pas uniquement un point de repère ou de ralliement durant les batailles. C'est d'abord et surtout le symbole et l'honneur de toute la légion, porteur d'une signification religieuse et considéré comme sacré. Les légionnaires lui vouent d'ailleurs un véritable culte - Tacite appelle les aigles les "véritables divinités des Légions." - et, quand il n'est pas porté sur le champ de bataille, il est conservé dans le camp, sous une tente tenant lieu de temple, et comprenant souvent un autel dédié à Mars.
"Vos armées révèrent leurs enseignes, jurent par elles, les préfèrent même à Jupiter. Ces images superbes, cet éclat de l'or, ces étoffes précieuses et ces voiles qui flottent autour de vos drapeaux et de vos étendards, qui sont aussi sacrés pour vos armées que les dieux eux-mêmes, sont destinés à enrichir et à décorer les croix." (Tertullien, "Ad Nationes", I - 12.)

"Hermann célébrant la victoire après la bataille de la forêt de Teutoburg" (Johann Heinrich Wilheim Tischbein.)

                                       Il est difficile aujourd'hui  de rendre l'importance de l'étendard aux yeux des soldats : il doit être protégé à tout prix, et ne surtout pas tomber aux mains de l'ennemi. La plupart du temps, les enseignes demeurent éloignées du front et sont conservées à l'arrière, mais il arrive que le porte-étendard se porte à la tête des troupes lorsqu'il les sent vaciller : exaltés par le symbole de la Légion et sur-motivés, les voilà de nouveau prêts à en découdre pour écraser l'ennemi et protéger leur aigle. Malheureusement, la bravoure des militaires ne suffit pas toujours et parfois, la honte et le déshonneur s'abattent sur les hommes lorsque les enseignes sont prises... L'une des illustrations les plus célèbres concerne la bataille de Teutoburg, en Rhénanie, en 9 : trois légions sont massacrées* par les Germains, qui s'emparent des enseignes. Quelques années plus tard, Tibère les récupérera au terme de représailles sanglantes, et leur retour à Rome sera fêté en grande pompe par l'ensemble de la population.

L'aigle romain.
La toute première enseigne consiste en une poignée (manipula) de paille, fixée au sommet d'une lance - d'où le nom de manipule donné à une compagnie de soldats. Le faisceau végétal est bientôt remplacé par des figures animales. Pline l'Ancien en énumère 5 : l' aigle , le loup , le minotaure, le cheval , et le sanglier. Le lion y figurera aussi ultérieurement. Vers 100 avant J.C., au cours de son second consulat, Marius décide de réorganiser l'armée. Entre autres choses, il porte à 600 hommes l'effectif d'une cohorte, transformant la Légion en une force mobile, capable de se déplacer rapidement et d'agir comme un rouleau compresseur face aux ennemis barbares. Et il choisit de ne conserver que l'Aigle comme étendard, éliminant les quatre autres bestioles. Le Général et ses réformes sont très populaires au sein de l'armée, ce qui rejaillit tout naturellement sur son aigle. Au point que le mot d'Aquila devient parfois synonyme de légion.

                                        L'aigle est alors représenté, en argent ou en bronze, les ailes déployées. Cependant, il est sans doute de taille relativement modeste : Florus raconte qu'au cours de la fameuse bataille de Teutobourg, un porte-étendard ( signifer ) tente de protéger l'enseigne en la cachant :
"Les barbares possèdent encore des drapeaux et deux aigles. Quant à la troisième, un porte-enseigne l'arracha de sa pique avant qu'elle ne tombât entre les mains de l'ennemi, la dissimula à l'intérieur de son baudrier, et alla se cacher dans un marais ensanglanté." (Florus, "Histoire Romaine", IV - 12.)

Aquilifer. (©Florida Center for Instructional Technology.)

                                        La barre utilisée pour transporter l'aigle possède une pointe en fer (cuspis) à son extrémité inférieure, qui permettait de la fixer au sol ou de repousser une attaque en cas de besoin. Elle est portée par l'aquilifer, qui tient une place spéciale au sein de la Légion. Officier de haut rang, de grade équivalent à celui du Centurion, il n'est soumis qu'à l'autorité du Castrorum Praefectus (Préfet du Camp) et du légat.Il est non seulement le responsable de l'Aigle, mais tient aussi un rôle de trésorier de la Légion.


Emblèmes de l'armée romaine. (©Florida Center for Instructional Technology.)


Draconarius.
Si l'aigle est l'enseigne de toute la légion, chaque cohorte possède son propre étendard, représentant un serpent ou un dragon, tissé sur un carré de tissu, hissé sur une barre transversale au bout d'une pique, portée par le draconarius. Aux côtés de l'aigle ou de l'emblème propre à la cohorte se trouve parfois un portrait de l'empereur en exercice, ainsi que son nom. De même, chacune des centuries qui compose une cohorte arbore une enseigne particulière, où est inscrit son nom et celui de sa cohorte. Autant de symboles qui permettent à chaque soldat de s'intégrer dans plusieurs structures imbriquées et, plus prosaïquement, de trouver sa place dans les rangs de l'armée et de repérer ses petits camarades, au plus fort des combats. Le casque à crêtes des centurions les y aident également :
"Outre cela, les centurions, appelés aujourd'hui centeniers, portaient des marques aux crêtes de leurs casques, pour être plus aisément reconnus de leur compagnie : il n'était guère possible que les centuries se confondissent, étant guidées chacune par son enseigne, et par le casque de son centurion qui lui en tenait encore lieu." (Végèce, "De Re Militaria", II - 13.)

Centurion, aquilifer, signifer. (©The-romans.co.uk)
                                        Les termes demeurent assez flous. L'expression "signa militaria" désignait ainsi l'ensemble des étendards et enseignes militaires, aigle compris. Mais le plus souvent, on l'employait pour les différents étendards des centuries et cohortes, justement pour les distinguer de l'aigle. On considère généralement que, si au niveau de la légion, l'enseigne était désignée par le nom d'aquila et portée par l'aquilifer, celle des cohortes était connue comme la signa (portée par les signiferi), et celles des corps temporaires ou des détachements, simple drapeau d'étoffe flottante, la vexilla (portée par les vexillarii.) En outre, ceux qui combattaient dans les premiers rangs de la légion, avant les enseignes des cohortes, étaient appelés les antesignani.



                                       Conséquence directe de l'omniprésence des enseignes, on désigne la plupart des mouvements militaires en se référant à elles : 
  • signa conferre : se former, se disposer en ordre de bataille,
  • signa constituere : faire halte,
  • signa ferre : avancer, marcher,
  • signa inferre : marcher vers l'ennemi, entrer dans le combat,
  • signa movere : lever le camp,
  • signa referre : se replier,
  • signa convertere : faire volte-face,
  • signa efferre : opérer un mouvement en avant, une charge ou une sortie,
  • signa convenire : se réunir, se rassembler.

Exemple de l'enseigne d'une légion.

                                        Toutefois, la présence de plus en plus importante de barbares au sein même des légions romaines a une conséquence inattendue : habitués à combattre sous l'égide de figures animales, leur influence introduit à nouveau, aux côtés de l'aigle impérial, d'autres enseignes à l'effigie d'un animal,  propres à chaque légion : le lion pour la Legio IX Augusta, la cigogne pour la Legio III Italica, ou encore le taureau pour la Legio II Parthica.

Labarum.
                                        Lorsque l'Empereur Constantin se convertit au christianisme, il conserve l'aigle comme symbole de la légion romaine, mais remplace la représentation de l'Empereur par celle d'un emblème symbolisant le Christ, tissé d'or sur pourpre. On appelle ce symbole le Labarum : il est encore utilisé aujourd'hui par l' Église orthodoxe lors des services dominicaux, et la procession d'entrée du calice avant la sainte communion s'inspire directement du défilé des enseignes romaines.

"Constantin confie la protection du Labarum à deux de ses centurions." (Pierre Paul Rubens.)

                                        Même après l'adoption du christianisme comme religion officielle de l'Empire romain, l'Aigle a toujours servi de symbole. Sous le règne de l'empereur romain d'Orient Isaac Comnène Ier , l'aigle devient bicéphale, pour figurer la domination de l'Empire sur les territoires de l'Est et l'Ouest.


Saint Jean l'évangéliste et l'aigle. (©Paroisse st Jean l'évangéliste d'Anglet.)

                                        Mais l'utilisation de l'aigle en tant que symbole ne s'est pas arrêtée après la chute de l'Empire romain. On ne saurait passer sous silence la symbolique de l'aigle dans la religion chrétienne. Dès la Genèse, l'aigle s'attaque aux serpents, symbole du mal. Il est aussi la  représentation de Saint-Jean l'évangéliste (surnommé l'Aigle de Padmos), en vertu du symbolisme de contemplation de la lumière, que j'ai évoqué plus haut. Au Moyen-Age, l'aigle et parfois associé au Christ, dont il incarne l'Ascension, la royauté et parfois la résurrection, se confondant alors avec le Phoenix.

Médaille à l'effigie de Napoléon Ier et de l'aigle impérial.

                                        Cependant, c'est le plus souvent l'iconographie impériale qui, en héritage directe de l'Empire romain, s'est approprié l'aigle comme emblème. En passant, il est à noter que, figure d'héraldique, l'aigle prend le genre féminin. Présente entre autres dans les armes de Charlemagne ou des empereurs d'Allemagne, elle fut bien sur adopté par Napoléon Ier en 1804, et les poètes comme Victor Hugo l'associèrent à son nom ("L'aigle baissait la tête..." écrit-il ainsi dans "Les Châtiments") L'aigle impériale est aussi apparue (ou apparait encore), sous différentes formes, dans les armes de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, de la Pologne, de l'Allemagne... Et bien sûr, l'aigle est aujourd'hui encore l'un des symboles communément associé aux États-Unis : durant la guerre de Sécession, chaque régiment de l'Union portait deux drapeaux - le drapeau américain et un drapeau régimentaire arborant cet emblème - qui est en réalité un pygargue à tête blanche et non un aigle, mais son appellation en Anglais, bald eagle, explique la confusion. (J'avais moi-même fait l'amalgame : un internaute a corrigé...) Non, décidément, vous ne m’enlèverez pas de l'idée qu'une musaraigne aurait quand même moins d'allure...

"Aigle" des États-Unis.


* J'avais écrit "ont été décimées"', mais Jean-Pierre Roux m'a fait remarquer que "la décimation était un châtiment romain infligé aux légions qui s'étaient 'mal' battues : les survivants étaient regroupés par paquets de dix; un heureux gagnant était tiré au sort dans chaque paquet, et était lapidé à mort par les neuf autres." Ce qui est évidemment exact... Le mot était donc mal choisi, et la modification nécessaire.

dimanche 4 août 2013

Damnatio Memoriae, Une Condamnation A L'Oubli.


                                        Dans la Rome de l'Antiquité, c'est comme partout ailleurs : il y a des chics types, et des gars nettement moins recommandables. Ou, si vous préférez, des héros et des salauds. Je sais bien que les choses sont généralement moins simples et que les personnalités ne sont pas aussi tranchées, que nous avons tous en nous une part d'ombre et de lumière et que, finalement, le héros de l'un est le salaud de l'autre, et vice-versa. Il n'en reste pas moins que la nature humaine est naturellement portée, dans son premier mouvement, à ne pas s’embarrasser de demi-mesures. Les historiographes antiques ne se sont d'ailleurs pas gênés pour interpréter l'Histoire à leur gré et pour nous présenter tel personnage de façon plus ou moins favorable - en fonction de leurs opinions politiques ou de leur intérêt. N'oublions pas, enfin, que l'Histoire est écrite par les vainqueurs, qui imposent une vision tronquée des évènements servant leur propagande. 

                                        Prenons l'exemple des Empereurs romains. Tout comme le monde se divise en deux catégories - ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent -, les Empereurs peuvent grosso modo être classés en deux groupes distincts : les "bons" et les "mauvais". Auguste, Vespasien, Marc Aurèle, Antonin Le Pieux sont de bons empereurs. A contrario, Tibère, Caligula, Néron, Domitien, Commode, Héliogabale sont de mauvais empereurs - voire même des fous dangereux. Pour faire simple, ils ont tous les vices : déviants sexuels, paranoïaques, sadiques entre autres choses, et dans le cas de Néron, incendiaire et matricide. N'en jetez plus ! Après examen, on se rend rapidement compte que, généralement, un "mauvais" empereur est en réalité un empereur ayant eu de mauvais rapports avec les sénateurs. Pour ne citer que deux exemples, Tibère méprisait cordialement les pères conscrits ("Oh, hommes nés pour la servitude !" disait-il lorsqu'il quittait l'auguste assemblée) et Caligula les humiliait quotidiennement, au gré de sa fantaisie. Bref, le genre de bonshommes dont les Sénateurs auraient bien aimé oublier jusqu'à l'existence...

Un Exemple de damnatio memoriæ : les lignes 2 à 4 ayant été martelées. (© Jens Vermeersch via Flickr)

                                        Et ça tombe très bien, puisqu'il existe dans l'antiquité romaine un processus appelé "damnatio memoriæ" ("condamnation de la mémoire"), qui consiste justement à éradiquer la mémoire d'un personnage public, à supprimer toute trace de son existence. Cette sanction, votée par le Sénat, consiste en un ensemble de condamnations post mortem, vouant à l'oubli quiconque en est frappé - traîtres ou personnages publics ayant apporté le discrédit sur l’État romain. Cela passe par l'annulation des honneurs, l'effacement du nom des monuments publics, le renversement des statues, le classement de la date d'anniversaire en jour néfaste. Tout ceci officiellement dans le but de préserver l'honneur de Rome, soucieuse de sa respectabilité. La damnatio memoriæ est en quelque sorte le pendant de la consecratio, divinisation de l'Empereur défunt. Aux mauvais empereurs la première, aux bons la seconde...

                                        La damnatio memoriæ est un déshonneur, sans doute l'humiliation ultime, la peine la plus sévère qui puisse être appliquée. En effet, pour les Romains, il est important de laisser une trace, et le culte des ancêtres tient une place centrale dans la vie romaine. En témoignent notamment les nombreuses épitaphes, demandant au simple passant de se recueillir, d'avoir une pensée pour le défunt. Les exhortes de cette nature sont fréquentes sur les épitaphes: "Marcus Cecilius repose en ce tombeau. Passant, je te sais gré d'avoir fait halte auprès de mon séjour." ou encore : "Fais halte, c'est le vœu muet de cette pierre. Elle porte, passant,  le message d'une ombre." Un trépassé qui n'est pas honoré et ne reçoit pas de sépulture décente ne trouvera pas le repos.

Buste de Domitien, sculpté par-dessus celui de Néron. (©Sebastia Giralt via Flickr)

                                        J'ai évoqué les Empereurs, car leurs exemples sont évidemment parlants. Mais ils n'ont pas été les seuls à être frappés par la damnatio memoriæ. Ainsi, on peut citer entre autres Marc Antoine, Pison (assassin présumé de Germanicus) ou Messaline (épouse de Claude). Officiellement, seuls trois Empereurs ont été condamnés à la damnatio memoriæ : Domitien, Geta et Maximien. Mais dans les faits, on peut y ajouter les noms de Commode (ensuite réhabilité par Septime Sévère - voir ci-dessous),  Héliogabale, Caracalla, Sévère Alexandre, Maximin Thrace et, avant eux, Caligula et Néron.  Bien que dans les cas de ces Empereurs, la damnatio memoriæ n'ait jamais été officialisée, leurs statues furent détruites et les inscriptions à leurs noms effacées. Si ce n'est pas une damnatio memoriæ, ça y ressemble furieusement...

Buste de Caracalla - nous allons en reparler...


                                        Ainsi, l'expression  est parfois utilisée même lorsque la condamnation n'a pas été officiellement actée par le Sénat. Outre les Empereurs précédemment cités, c'est le cas de Séjan, le préfet du prétoire qui avait conspiré au cours du règne de Tibère en 31. Ses statues ont été détruites, son nom effacé de tous les documents, et la monnaie frappée pour commémorer son consulat, purement et simplement pilonnée.

                                        Comment se manifestait concrètement la damnatio memoriæ? Deux exemples nous sont précisément connus : celui de Pison et celui de l'Empereur Domitien.

"La Mort De Germanicus" (Heinrich Friedrich Früger.)

                                        Pison était gouverneur de la province de Syrie en 18. En conflit avec Germanicus, héritier pressenti de Tibère, il l'aurait empoisonné avant de se suicider pour échapper à son procès. Nous connaissons les mesures prises après sa mort grâce au Senatus consultum de Cnaius Pisone Patre, daté du 10 Décembre 20 : interdiction pour sa famille de porter le deuil, interdiction de faire figurer son masque funéraire (imago) lors des funérailles de membres de sa famille, destruction de tous les portraits et statues à son effigie, effacement de son nom sur une statue de Germanicus, confiscation de ses terres (hormis une petite partie, redistribuée à ses enfants par la clémence de l'Empereur), destruction d’un bâtiment public qu'il avait fait construire sur la Porta Frontinalis.

                                        Quant à Domitien, Lactance décrit l'ensemble des décisions prises par le Sénat à l'encontre de sa mémoire :
"Mais leur vengeance ne finit point à sa mort ; elle s'étendit jusqu'à sa mémoire que l'on tâcha d'anéantir. Car quoiqu'il eût fait construire plusieurs édifices merveilleux, qu'il eût rétabli le Capitole et beaucoup d'autres monuments de la magnificence romaine, le sénat jura la perte de son nom, fit briser ses statues, effacer toutes ses inscriptions, et par de sévères décrets couvrit sa mémoire d'une ignominie éternelle." (Lactance, "De La Mort Des Persécuteurs De L’Église", III.)

                                        Ces deux cas illustrent parfaitement le but visé par la damnatio memoriæ : supprimer toute trace de l'existence du condamné qui non seulement n'existe plus, mais n'a même jamais existé dans la vie publique. Donc, le rayer définitivement de la mémoire de ses contemporains, mais aussi de ceux qui viendront après eux. 

                                        En réalité, si la damnatio memoriæ existe déjà sous la République, elle est avant tout rentrée dans l'Histoire sous le principat. En théorie instrument du Sénat, elle est surtout employée par les Empereurs eux-mêmes. Il s'agit en effet d'une redoutable arme politique, puisqu'elle permet au nouvel Empereur de marquer une rupture nette avec son prédecesseur, en condamnant ses actes autant que sa nature ou son caractère.

Buste de Geta. (Si, il en reste encore !)


Monnaie à l'effigie de Caracalla. Geta a été "effacé" à gauche.
Prenons le cas de Geta, assassiné par son frère Caracalla : non seulement Caracalla ordonne de détruire dans tout l'Empire les représentations de son frère et de supprimer son nom de tous les monuments publics (ça, c'est la routine), mais il fait aussi fondre les monnaies à son effigie et rechercher dans les archives tous les documents portant son nom pour le faire disparaître. Même les papiers privés sont concernés, et les biens de ceux dont le testament mentionne le nom de Geta sont confisqués. Prudents, les poètes évitent même de donner le nom de l'ancien Empereur honni aux personnages de leurs comédies - alors qu'il était couramment utilisé. L'acharnement à rayer le nom de Geta de la surface de l'Empire est telle qu'elle engendre des "dommages collatéraux" : les noms du préfet d’Égypte, Lucius Lusius Geta, et du frère de Septime Sévère, Publius Septimius Geta, sont ainsi confondus avec celui du frère de Caracalla, et sont martelés sans raison par les ouvriers trop zélés ! Mais cette fureur destructrice ne découle pas tant du ressentiment du Sénat que du refus de Caracalla de partager le pouvoir avec qui que ce soit -  fût-il son propre frère.

Bas-relief montrant Caracalla... sans Geta, encore "pilonné" à gauche.


La dynastie des Sévères : Julia Domna, Septime Sévère, Geta (effacé, encore !) et Caracalla.


                                       De la même manière, la damnatio memoriæ peut parfois être révoquée, le plus souvent à des fins politiques. J'ai parlé de Commode, réhabilité par Septime Sévère. Le cas laisse perplexe tant il connut de rebondissements : frappé de la condamnation à sa mort (ce qui n'est guère étonnant, vu ses rapports exécrables avec le Sénat...), sa mémoire est rétablie des années après par Septime Sévère. Mais ce dernier a une bonne raison d'agir ainsi, puisqu'il cherche à s'attirer la sympathie du peuple, auprès duquel Commode était très populaire. Il fait donc lever la damnatio memoriæ et fait diviniser Commode. Mais la sanction sera renouvelée sous Caracalla ou sous Macrin, avant qu'Héliogabale ne réhabilite à nouveau le pauvre Commode. De quoi y perdre son... Latin ! Plus simple est le cas du consul Virius Nicomachus Flavianus, condamné à l'oubli en 394 parce qu'il avait soutenu un usurpateur, est réhabilité en 431 suite à l'intervention de son fils, qui obtient un décret impérial rétablissant son père.

Buste de Commode.

                                        Cet article en lui-même soulève toutefois un paradoxe. Car, si l'on y réfléchit, il devrait être impossible de dresser la liste des personnages frappés d'une damnatio memoriæ qui, par définition, est sensée les rayer de la mémoire collective. Elle devrait donc  entraîner la disparition totale de la moindre trace de l'individu en question. Mais comme je l'énonçais en guise d'introduction, le salaud des uns étant le héros des autres, toutes les personnalités politiques ont des alliés, et la mesure s'est avérée impossible à mettre en œuvre de façon complète. Le Sénat voulut par exemple condamner la mémoire de Caligula, mais son oncle et successeur Claude s'y opposa. Néron fut déclaré ennemi de l'état par le Sénat, mais l'Empereur Vitellius lui rendit hommage et fit même célébrer de grandioses funérailles. Et même si les statues de certains Empereurs étaient jetées à terre, les nombreuses pièces de monnaie à leur effigie continuaient à circuler (C'est le cas pour Geta, par exemple.)

Statue de Caligula, allègrement détruite à sa mort...

                                        Quoique... Pour improbable que ce soit, qui sait si la damnatio memoriæ n'a pas emportée dans les limbes un personnage exécré, que l'on aurait vraiment réussi à effacer complètement de toutes les sources et de toutes les mémoires ? Ou, à tout le moins, à amoindrir le souvenir d'un homme d'état, dont la portée et l'influence auraient alors été bien plus importantes qu'on ne le pense aujourd'hui ? Décidément, l'Histoire est bien écrite par les vainqueurs... et malheur aux vaincus !