dimanche 11 août 2013

L'Aigle Romain Et Les Enseignes Militaires.

                                        Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi l'aigle était le symbole par excellence de l'Empire romain?  Frappé sur les monnaies, gravé dans le marbre des monuments (comme l'Arc de Constantin, par exemple), et bien sûr brandi par les légions : l'aigle est partout ou presque, pour peu que l'on se donne la peine de le chercher. J'admets volontiers que cet animal frappe davantage l'imagination que, disons, la musaraigne ou le lapin (même adulte, n'est-ce pas amis fans de Kaamelott ?!) Mais un loup ou un lion aurait tout aussi bien fait l'affaire, non ? Coupons court au suspense : point de loup, point de lion. Voyons pourquoi...

                                        L'aigle est un animal présent dans de nombreuses mythologies : on le retrouve aussi bien chez les Grecs que chez les Aztèques, en Scandinavie qu'au Japon. Malgré tout le respect dû à ces peuples, on s'en fiche un peu dans notre problématique - à ceci près que la présence de cet animal dans des cultures aussi diverses permet de comprendre la puissance qu'il peut revêtir en tant que symbole. L'aigle est communément considéré comme le Roi des oiseaux : il est capable de s'élever haut dans le ciel, et son vol est empreint de puissance et de majesté. Il s'écarte du symbolisme appliqué aux autres oiseaux qui, dans leur grande majorité, évoquent la liberté et la spiritualité. Disons-le tout net, l'aigle n'est pas un piou-piou comme les autres, mais il incarne la force et l'autorité. Symbole céleste, il est aussi souvent lié au soleil - pour les Amérindiens par exemple, ses plumes sont une représentation des rayons solaires. Il est d'ailleurs réputé pour fixer l'astre du jour et, puisqu'il regarde la lumière en face, on en fait aussi le symbole de l'intelligence et de la lucidité.

                                        On le rencontre fréquemment dans la mythologie Gréco-romaine, toujours dans cette symbolique céleste, et généralement en opposition au Serpent, créature chthonienne. C'est un aigle qui enlève Ganymède pour en faire l'échanson des Dieux ; un aigle encore qui torture Promethée en lui dévorant le foie. A chaque fois, il renvoie à Zeus/Jupiter, dont il est soit l'incarnation, soit le messager. A Rome, il est donc le symbole de Jupiter Optimus Maximus, et on le représente traditionnellement serrant la foudre dans ses serres.

"Jupiter, transformé en  aigle,séduisant Ganymède." (Tableau de M. G. Stapleaux.)

                                        Voilà pour la symbolique, grossièrement esquissée, et qui fournit un premier élément de réponse :  si l'aigle représente le plus puissant des Dieux, il paraît logique qu'un Empire conquérant comme Rome l'ait choisi pour emblème. Et vous ne serez pas surpris d'apprendre que c'est à la l'armée qu'il doit ce statut - plus précisément aux enseignes militaires des légions. Du reste, il sera toujours lié à la sphère militaire et, en dehors de Guerres civiles, on ne le verra dans les rues que sur les monuments commémorant les victoires (L’arc de Constantin, encore) ou lors des défilés des troupes dans le cadre des triomphes.

Les enseignes - Arc de Constantin.

                                        L'enseigne militaire, ce n'est pas uniquement un point de repère ou de ralliement durant les batailles. C'est d'abord et surtout le symbole et l'honneur de toute la légion, porteur d'une signification religieuse et considéré comme sacré. Les légionnaires lui vouent d'ailleurs un véritable culte - Tacite appelle les aigles les "véritables divinités des Légions." - et, quand il n'est pas porté sur le champ de bataille, il est conservé dans le camp, sous une tente tenant lieu de temple, et comprenant souvent un autel dédié à Mars.
"Vos armées révèrent leurs enseignes, jurent par elles, les préfèrent même à Jupiter. Ces images superbes, cet éclat de l'or, ces étoffes précieuses et ces voiles qui flottent autour de vos drapeaux et de vos étendards, qui sont aussi sacrés pour vos armées que les dieux eux-mêmes, sont destinés à enrichir et à décorer les croix." (Tertullien, "Ad Nationes", I - 12.)

"Hermann célébrant la victoire après la bataille de la forêt de Teutoburg" (Johann Heinrich Wilheim Tischbein.)

                                       Il est difficile aujourd'hui  de rendre l'importance de l'étendard aux yeux des soldats : il doit être protégé à tout prix, et ne surtout pas tomber aux mains de l'ennemi. La plupart du temps, les enseignes demeurent éloignées du front et sont conservées à l'arrière, mais il arrive que le porte-étendard se porte à la tête des troupes lorsqu'il les sent vaciller : exaltés par le symbole de la Légion et sur-motivés, les voilà de nouveau prêts à en découdre pour écraser l'ennemi et protéger leur aigle. Malheureusement, la bravoure des militaires ne suffit pas toujours et parfois, la honte et le déshonneur s'abattent sur les hommes lorsque les enseignes sont prises... L'une des illustrations les plus célèbres concerne la bataille de Teutoburg, en Rhénanie, en 9 : trois légions sont massacrées* par les Germains, qui s'emparent des enseignes. Quelques années plus tard, Tibère les récupérera au terme de représailles sanglantes, et leur retour à Rome sera fêté en grande pompe par l'ensemble de la population.

L'aigle romain.
La toute première enseigne consiste en une poignée (manipula) de paille, fixée au sommet d'une lance - d'où le nom de manipule donné à une compagnie de soldats. Le faisceau végétal est bientôt remplacé par des figures animales. Pline l'Ancien en énumère 5 : l' aigle , le loup , le minotaure, le cheval , et le sanglier. Le lion y figurera aussi ultérieurement. Vers 100 avant J.C., au cours de son second consulat, Marius décide de réorganiser l'armée. Entre autres choses, il porte à 600 hommes l'effectif d'une cohorte, transformant la Légion en une force mobile, capable de se déplacer rapidement et d'agir comme un rouleau compresseur face aux ennemis barbares. Et il choisit de ne conserver que l'Aigle comme étendard, éliminant les quatre autres bestioles. Le Général et ses réformes sont très populaires au sein de l'armée, ce qui rejaillit tout naturellement sur son aigle. Au point que le mot d'Aquila devient parfois synonyme de légion.

                                        L'aigle est alors représenté, en argent ou en bronze, les ailes déployées. Cependant, il est sans doute de taille relativement modeste : Florus raconte qu'au cours de la fameuse bataille de Teutobourg, un porte-étendard ( signifer ) tente de protéger l'enseigne en la cachant :
"Les barbares possèdent encore des drapeaux et deux aigles. Quant à la troisième, un porte-enseigne l'arracha de sa pique avant qu'elle ne tombât entre les mains de l'ennemi, la dissimula à l'intérieur de son baudrier, et alla se cacher dans un marais ensanglanté." (Florus, "Histoire Romaine", IV - 12.)

Aquilifer. (©Florida Center for Instructional Technology.)

                                        La barre utilisée pour transporter l'aigle possède une pointe en fer (cuspis) à son extrémité inférieure, qui permettait de la fixer au sol ou de repousser une attaque en cas de besoin. Elle est portée par l'aquilifer, qui tient une place spéciale au sein de la Légion. Officier de haut rang, de grade équivalent à celui du Centurion, il n'est soumis qu'à l'autorité du Castrorum Praefectus (Préfet du Camp) et du légat.Il est non seulement le responsable de l'Aigle, mais tient aussi un rôle de trésorier de la Légion.


Emblèmes de l'armée romaine. (©Florida Center for Instructional Technology.)


Draconarius.
Si l'aigle est l'enseigne de toute la légion, chaque cohorte possède son propre étendard, représentant un serpent ou un dragon, tissé sur un carré de tissu, hissé sur une barre transversale au bout d'une pique, portée par le draconarius. Aux côtés de l'aigle ou de l'emblème propre à la cohorte se trouve parfois un portrait de l'empereur en exercice, ainsi que son nom. De même, chacune des centuries qui compose une cohorte arbore une enseigne particulière, où est inscrit son nom et celui de sa cohorte. Autant de symboles qui permettent à chaque soldat de s'intégrer dans plusieurs structures imbriquées et, plus prosaïquement, de trouver sa place dans les rangs de l'armée et de repérer ses petits camarades, au plus fort des combats. Le casque à crêtes des centurions les y aident également :
"Outre cela, les centurions, appelés aujourd'hui centeniers, portaient des marques aux crêtes de leurs casques, pour être plus aisément reconnus de leur compagnie : il n'était guère possible que les centuries se confondissent, étant guidées chacune par son enseigne, et par le casque de son centurion qui lui en tenait encore lieu." (Végèce, "De Re Militaria", II - 13.)

Centurion, aquilifer, signifer. (©The-romans.co.uk)
                                        Les termes demeurent assez flous. L'expression "signa militaria" désignait ainsi l'ensemble des étendards et enseignes militaires, aigle compris. Mais le plus souvent, on l'employait pour les différents étendards des centuries et cohortes, justement pour les distinguer de l'aigle. On considère généralement que, si au niveau de la légion, l'enseigne était désignée par le nom d'aquila et portée par l'aquilifer, celle des cohortes était connue comme la signa (portée par les signiferi), et celles des corps temporaires ou des détachements, simple drapeau d'étoffe flottante, la vexilla (portée par les vexillarii.) En outre, ceux qui combattaient dans les premiers rangs de la légion, avant les enseignes des cohortes, étaient appelés les antesignani.



                                       Conséquence directe de l'omniprésence des enseignes, on désigne la plupart des mouvements militaires en se référant à elles : 
  • signa conferre : se former, se disposer en ordre de bataille,
  • signa constituere : faire halte,
  • signa ferre : avancer, marcher,
  • signa inferre : marcher vers l'ennemi, entrer dans le combat,
  • signa movere : lever le camp,
  • signa referre : se replier,
  • signa convertere : faire volte-face,
  • signa efferre : opérer un mouvement en avant, une charge ou une sortie,
  • signa convenire : se réunir, se rassembler.

Exemple de l'enseigne d'une légion.

                                        Toutefois, la présence de plus en plus importante de barbares au sein même des légions romaines a une conséquence inattendue : habitués à combattre sous l'égide de figures animales, leur influence introduit à nouveau, aux côtés de l'aigle impérial, d'autres enseignes à l'effigie d'un animal,  propres à chaque légion : le lion pour la Legio IX Augusta, la cigogne pour la Legio III Italica, ou encore le taureau pour la Legio II Parthica.

Labarum.
                                        Lorsque l'Empereur Constantin se convertit au christianisme, il conserve l'aigle comme symbole de la légion romaine, mais remplace la représentation de l'Empereur par celle d'un emblème symbolisant le Christ, tissé d'or sur pourpre. On appelle ce symbole le Labarum : il est encore utilisé aujourd'hui par l' Église orthodoxe lors des services dominicaux, et la procession d'entrée du calice avant la sainte communion s'inspire directement du défilé des enseignes romaines.

"Constantin confie la protection du Labarum à deux de ses centurions." (Pierre Paul Rubens.)

                                        Même après l'adoption du christianisme comme religion officielle de l'Empire romain, l'Aigle a toujours servi de symbole. Sous le règne de l'empereur romain d'Orient Isaac Comnène Ier , l'aigle devient bicéphale, pour figurer la domination de l'Empire sur les territoires de l'Est et l'Ouest.


Saint Jean l'évangéliste et l'aigle. (©Paroisse st Jean l'évangéliste d'Anglet.)

                                        Mais l'utilisation de l'aigle en tant que symbole ne s'est pas arrêtée après la chute de l'Empire romain. On ne saurait passer sous silence la symbolique de l'aigle dans la religion chrétienne. Dès la Genèse, l'aigle s'attaque aux serpents, symbole du mal. Il est aussi la  représentation de Saint-Jean l'évangéliste (surnommé l'Aigle de Padmos), en vertu du symbolisme de contemplation de la lumière, que j'ai évoqué plus haut. Au Moyen-Age, l'aigle et parfois associé au Christ, dont il incarne l'Ascension, la royauté et parfois la résurrection, se confondant alors avec le Phoenix.

Médaille à l'effigie de Napoléon Ier et de l'aigle impérial.

                                        Cependant, c'est le plus souvent l'iconographie impériale qui, en héritage directe de l'Empire romain, s'est approprié l'aigle comme emblème. En passant, il est à noter que, figure d'héraldique, l'aigle prend le genre féminin. Présente entre autres dans les armes de Charlemagne ou des empereurs d'Allemagne, elle fut bien sur adopté par Napoléon Ier en 1804, et les poètes comme Victor Hugo l'associèrent à son nom ("L'aigle baissait la tête..." écrit-il ainsi dans "Les Châtiments") L'aigle impériale est aussi apparue (ou apparait encore), sous différentes formes, dans les armes de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, de la Pologne, de l'Allemagne... Et bien sûr, l'aigle est aujourd'hui encore l'un des symboles communément associé aux États-Unis : durant la guerre de Sécession, chaque régiment de l'Union portait deux drapeaux - le drapeau américain et un drapeau régimentaire arborant cet emblème - qui est en réalité un pygargue à tête blanche et non un aigle, mais son appellation en Anglais, bald eagle, explique la confusion. (J'avais moi-même fait l'amalgame : un internaute a corrigé...) Non, décidément, vous ne m’enlèverez pas de l'idée qu'une musaraigne aurait quand même moins d'allure...

"Aigle" des États-Unis.


* J'avais écrit "ont été décimées"', mais Jean-Pierre Roux m'a fait remarquer que "la décimation était un châtiment romain infligé aux légions qui s'étaient 'mal' battues : les survivants étaient regroupés par paquets de dix; un heureux gagnant était tiré au sort dans chaque paquet, et était lapidé à mort par les neuf autres." Ce qui est évidemment exact... Le mot était donc mal choisi, et la modification nécessaire.

6 commentaires:

Henri LAFFORGUE a dit…

Article très bien documenté et très intéressant. BRAVO !

FL a dit…

Merci beaucoup :-)

Anonyme a dit…

documentaire vraiment très intéressant! Merci beaucoup pour toutes ces précieuses informations! :)

FL a dit…

Merci beaucoup d'avoir laissé un commentaire, et contente que cela vous ait intéressé. Comme d'habitude, si quelqu'un veut apporter des précisions, elles seront les bienvenues.

Anonyme a dit…

Article très intéressant et bien écrit. Juste une petite correction pour l'aigle des USA qui est en réalité un pygargue à tête blanche.

FL a dit…

Merci pour la correction : effectivement, l'aigle américain n'en est pas un ! Je me suis laissée abuser par le nom de "Bald eagle", mais ce sont deux espèces différentes. J'ai donc corrigé l'article, et c'est très gentil d'avoir rectifié ma méprise... :-)