dimanche 29 septembre 2013

Orange Antique : Le Théâtre Et Le Musée.


                                        Après ma balade avignonnaise, rapportée il y a peu sur ce blog, c'est avec l'association Carpefeuch que je suis retournée dans le Vaucluse, cette fois pour arpenter la ville d'Orange par un beau Dimanche de Septembre. Si de nombreux édifices antiques ont été localisés - par exemple un amphithéâtre (Avenue Charles de Gaulle, sous le parking d'un supermarché) et le Capitole (au sommet de la colline Saint-Eutrope.) - ce sont les deux monuments les plus emblématiques de la ville qui ont occupé notre journée : le théâtre antique et l'Arc de Tibère. C'est donc accompagnés de Mme Cathy Caffort, guide passionnée et passionnante, que nous avons découvert ces deux édifices exceptionnels.


LA FONDATION D'ORANGE.


                                        Un petit mot sur la fondation d'Orange, pour commencer. Les premières traces d'occupation remontent à la préhistoire, mais c'est évidemment la période antique qui nous intéresse. Occupée par les Celtes du peuple Cavare, constitué de plusieurs tribus, la cité porte le nom d'Arausio - d'après une divinité représentant une source locale. C'est ainsi qu'elle est mentionnée pour la première fois, dans l’œuvre de Tite-Live :
"Le consul Cn. Manlius et le proconsul Q. Servilius Caepion sont vaincus, près d'Orange [apud Arausionem], par les mêmes ennemis, qui se rendent maîtres de leurs deux camps." (Tite-Live, "Histoire Romaine" - Epitome LXVII).
                                        En Latin Colonia Firma Iulia Secundanorum Arausione, la ville est donc une colonie de droit romain. Elle a été fondée en 36 avant J.C., à l'instigation d'un Iulius (César ou Octave / Auguste.) et peuplée par les vétérans de la IIème Legio Gallica. Les anciens soldats étaient en effet envoyés dans la Gaule récemment conquise, afin d'en faciliter la régorganisation. De surcroît, Dion Cassius nous raconte qu'à la même période, plusieurs soldats d'Octave furent impliqués dans de graves mutineries et furent alors éloignés, expédiés en Gaule comme colons. On leur attribue la fondation d'Orange et de Béziers.
"César [il s'agit d'Octave] , rappelé en arrière par cette révolte, fit donc ses préparatifs pour marcher contre eux; et, quelques-uns des soldats congédiés sans gratification à la suite de leur soulèvement ayant consenti à reprendre du service, il en forma une légion à part, afin qu'isolés et réduits à eux seuls, ils ne corrompissent personne, et que, s'ils tentaient quelque mouvement, on s'en aperçût aussitôt. Comme ils n'étaient pas plus sages pour cela, il envoya un petit nombre des plus âgés dans les colonies de la Gaule, pensant donner ainsi des espérances aux autres et les apaiser." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", XLIX - 34.)


Vue depuis la colline Saint-Eutrope.


                                        Les vétérans construisirent en tous cas la ville d'après le plan traditionnel des villes romaines, selon deux axes perpendiculaires - le cardo (axe nord-sud) et le decumanus (axe est-ouest) - dont l'intersection marque le centre de la cité. De même, ils recréèrent à Arausio le cadre urbain romain qu'ils connaissaient. Le forum, au cœur de la ville (à l'emplacement de l'actuel musée), faisait face à un vaste ensemble composé du théâtre et, juste à côté, d'un sanctuaire ressemblant à la Maison Carrée de Nîmes, au milieu d'un hémicycle. Peut-être cet espace cultuel était-il dédié à la Triade Capitoline, mais on pense qu'il s'agissait plutôt d'un sanctuaire impérial. Si le théâtre communique avec ce sanctuaire, ce n'est d'ailleurs pas un hasard puisqu'à l'origine, le bâtiment avait été construit pour une divinité, dédicataire des représentations.



LE THÉÂTRE ANTIQUE.


                                        Adossé à la colline Saint-Eutrope, le théâtre antique d'Orange est le mieux conservé d'Europe. Cette topographie particulière (les Romains ne conditionnant pas l'édification de ce type de bâtiment à la présence d'un relief naturel, au contraire des Grecs) a permis d'éviter la construction d'une substructure pour soutenir les gradins. Il pouvait accueillir 9000 spectateurs, ce qui en fait un théâtre de taille modeste (celui d'Autun pouvait contenir 13000 personnes.) La date de son édification n'est pas précisément connue, bien qu'il soit vraisemblable qu'il ait été bâti au Ier siècle, sous le règne d'Auguste.

Le théâtre depuis la colline.


La façade extérieure. (postscaenium)


                                        Qualifiée par Louis XIV de "plus belle muraille de [s]on royaume", la façade du théâtre antique est en tous cas impressionnante, ne serait-ce que par sa taille : 103 mètres de long, 1,80 mètre d'épaisseur et 37 mètres de hauteur. Elle présente trois niveaux distincts : le premier comprend 3 portes donnant sur la scène et des portes secondaires ouvrant sur les coulisses ; un mur lisse au second niveau ; enfin au troisième niveau apparaissent des arcatures factices, figurées sur le mur, dont certaines sont percées d’un orifice laissant passer la lumière derrière la scène. Dans la partie supérieure, on distingue une corniche avec deux rangées de corbeaux en saillie, destinés à maintenir les mâts supportant le velum - toile tendue d'un côté du théâtre à l'autre afin de protéger le public du soleil. Comme à Rome, des marins étaient chargés de la déployer - l'opération nécessitait rien de moins que 100 personnes à Orange !


Mur extérieur du théâtre.


Le mur de scène. (frons scaenae)


                                        Le théâtre d'Orange présente la particularité d'avoir conservé son mur de scène. D'une hauteur de 37 mètres pour 103 mètres de long, il constituait un décor fixe : seuls quelques éléments ou accessoires étaient éventuellement ajoutés au gré des représentations. Il est donc richement décoré, orné de mosaïques, de statues, de dalles de marbre, de frises, de colonnades, etc. - qu'il faut imaginer dans des couleurs éclatantes. Ce décor monumental représente aussi une démonstration de la puissance et du savoir-faire de Rome...



Mur de scène.


Colonnes ornementales.
Tout comme le postscaenium, le mur de scène est divisé en trois niveaux. Le premier présente trois portes : la porte royale (valva regia) par laquelle entrent les acteurs principaux était surmontée d'une frise ; elle est flanquée de deux portes latérales plus petites (valvae hospitales) destinées aux seconds rôles. On observe aussi une colonnade, tout comme sur les deux autres niveaux. Au total, 73 colonnes étaient réparties sur l'ensemble de l'édifice, à l'avant d'un mur plein percé de niches abritant des statues. Au sommet de l'édifice, une niche centrale accueille celle, monumentale, de l'Empereur Auguste : haute de 3,50 mètres de haut, elle le représente vêtu du paludamentum (manteau d'Imperator), et brandissant le bâton de commandement. Deux panneaux latéraux carrés étaient ornés de mosaïques.

Statue de l'empereur Auguste.

                                         L'ensemble du frons scaenae était abrité par un toit en bois, s'avançant jusqu'au bord de la scène. Il présentait une inclinaison afin de ne pas gêner la vision des spectateurs des derniers rangs, et de faciliter l'écoulement des eaux de pluie. La charpente a été détruite au VIème siècle par un incendie, dont on remarque encore les traces lorsqu'on observe les pierres rougies au sommet du bâtiment.

                                        Somptueux décor, le mur remplissait aussi une fonction utilitaire puisqu'il comporte des petites pièces et des couloirs permettant aux acteurs d'entrer sur scène et aux machinistes de faire leur travail. Il joue également un grand rôle dans l'acoustique : il casse l'écho et répercute les voix en direction du public, les niches servent de caisse de résonance, et le toit rabat le son vers les gradins. De même, les dalles de marbre de l'orchestra, aujourd'hui disparues, formaient un miroir acoustique.

                                        De 60 mètres sur 9 mètres, la scène elle-même était recouverte d'un plancher de bois sous lequel se trouvait la machinerie, et elle est soutenue par un muret, le pulpitum. En arrière se trouve la fosse du rideau - une toile que l'on enroulait autour de mâts de bateaux de 4 mètres de haut, et que l'on abaissait pendant les représentations.

La cavea.


                                        Une série de marches sépare le pulpitum de l'orchestra. A l'origine, cet espace en demi-cercle était occupé par les chanteurs, danseurs et musiciens, qui ont ensuite été réunis sur scène, laissant la place vacante. S'y installèrent alors les personnalités les plus éminentes. Les autres accédaient aux gradins par les vomitoires, des passages voûtés ou des escaliers latéraux. Les spectateurs étaient répartis selon leur rang social, dans des gradins divisés en trois séries de respectivement 5, 9 et 21 gradins : en bas, les places étaient réservées aux chevaliers ; les rangs suivants accueillaient les artisans et les marchands ; dans les derniers gradins se pressaient les esclaves, les mendiants et les non-citoyens romains. Les places étant gratuites, chacun pouvait venir assister aux représentations. Avec, nous précise notre guide, une petite condition pour les femmes : celles-ci devaient s'abstenir de parler ou de rire ! Les conventions sociales voulaient en effet que la femme romaine se comportât en vraie matrone, digne en toute circonstance...


Les gradins.

Déroulement des spectacles.


                                        Les spectacles se déroulaient de jour : les représentations commençaient le matin, et ne s'achevaient que le soir venu. En conséquence, les spectateurs venaient au théâtre munis de coussins et éventuellement d'un casse-croûte. A l'extérieur, des marchands ambulants vendaient de la nourriture pour les moins prévoyants, et des porteurs d'eau circulaient dans l'enceinte même du théâtre. Détail peu ragoûtant mais pragmatique, on suppose que l'assouvissement d'autres besoins naturels supposait la présence de latrines, qui n'ont cependant pas été retrouvées. Mais on sait aussi que les spectateurs utilisaient des seaux, que l'on se faisait passer dans les gradins...

                                        Qu'en était-il des spectacles ? On présentait des tragédies et des comédies, interprétées par des acteurs (uniquement des hommes) portant des masques (personae) de cuir ou de bois. Ces masques, figurant des expressions (colère, tristesse, joie, etc.) ou représentant des personnages, présentaient un double avantage : d'une part, ils permettaient aux spectateurs les plus éloignés de la scène de reconnaître le protagoniste, et d'autre part, leurs bouches agrandies servaient de porte-voix.



Lampe à huile illustrée d'un masque de théâtre. (Musée d'Orange.)

                                        Toutefois, le répertoire restait limité : le public se lassait des pièces sans cesse rejouées, et les difficultés économiques rencontrées par l'Empire, accentuant le nombre des laissés-pour-compte, augmentait en même temps le nombre des spectateurs oisifs se pressant dans les gradins... Ces tensions sociales conjuguées à la lassitude des spectateurs finit par créer une certaine agitation populaire, à laquelle on répondit en... modifiant les spectacles ! En lieu et place des tragédies maintes fois interprétées, on introduisit vers la fin de la République les pantomimes et les mimes. La pantomime est une pièce en un acte, où les paroles sont remplacées par des gestes. Elle est interprétée par un acteur masqué qui met en scène et exagère un fait divers ou des aspects de la vie quotidienne - l'équivalent de  nos humoristes, en quelque sorte. Les acteurs les plus populaires en Gaule étaient d'ailleurs des acteurs de pantomime, comme Roscius ou Pilate.

                                        Le mime reprend à peu près le même procédé mais c'est une pièce bouffonne, souvent choquante et cruelle, parfois pornographique : les rôles féminins y sont tenus par des prostituées et, lorsqu'un des personnages meurt en scène (généralement dans des conditions atroces - notre guide cite l'exemple d'un homme dévoré par un ours!), on substitue à l'acteur qui l'interprète un condamné à mort. Une manière comme une autre de joindre l'utile à l'agréable... (Enfin surtout pour l'ours, à mon humble avis.)

                                        On se doute que ces spectacles, aussi palpitants soient-ils, ne devaient guère laisser indemnes les spectateurs les plus sensibles. Aussi intercalait-on entre deux mimes des exhodia, c'est-à-dire des pièces plus légères, afin de permettre au public de retrouver ses esprits. Il s'agissait de farces improvisées, souvent sans réelle cohérence au point qu'on faisait souvent intervenir un Deus ex-machina - soit un acteur interprétant un Dieu chargé de dénouer l'inextricable intrigue. Très populaires également, les atellanes : ancêtres de la commedia dell'arte italienne, elles montraient des personnages archétypaux et grotesques (le vieillard sénile, le bavard, l'idiot, etc.) dans des comédies légères et variées. 

                                        Le bâtiment était donc au cœur de la vie de la cité, en dépit de la décadence du genre théâtral. Il fonctionna jusqu'à la fin du IVème siècle, jusqu'aux grandes vagues barbares. Saccagés lors des invasions, il servit de carrière de pierres au cours des siècles suivants. Le A partir du Moyen-Age et jusqu'en 1834, l'intérieur du théâtre antique abrita des maisons, adossées au mur de scène. Les mosaïques furent détruites, les colonnes démantelées et les pierres arrachées. Un sort, commun à bien des édifices antiques, mais qui ne rend que plus exceptionnel
encore l'état de conservation du monument.


LE MUSÉE MUNICIPAL D'ORANGE.


                                        Nous avons dit que les siècles n'avaient pas épargné le théâtre antique : saccagé par les barbares et démantelé au gré des utilisations, il a notamment perdu les éléments décoratifs qui contribuaient à sa magnificence. Certains de ces vestiges et d'autres objets (lampes à huile par exemple) ou inscriptions lapidaires et bas-reliefs funéraires découverts lors des fouilles archéologiques sont aujourd'hui exposés dans le Musée municipal, situé dans un hôtel particulier juste en face du théâtre antique.

Frise des centaures.




                                        Deux salles présentent accueillent ainsi des éléments du décor du théâtre : fragments de statues, plaques de marbre, morceaux de colonnes, mosaïques, etc. Mais ce sont surtout les frises qui retiennent l'attention. La frise des centaures en est le plus bel exemple : elle était disposée de part et d'autre de la statue d'Auguste, au sommet du mur de scène. Les créatures convergeaient vers l'Empereur pour lui offrir divers produits de chasse ou d'élevage. On remarque surtout que ces centaures sont bien éloignés de l'image traditionnelle des monstres sauvages de la mythologie - jeunes centaures imberbes, plus âgés ou centauresse, leur humanité est accentuée, en particulier dans l'expressivité des traits des visages.



Reconstitution d'un fragment de la frise des centaures.


                                        Mais la pièce maîtresse du musée municipal a été découverte lors de travaux d’urbanisme réalisés en 1949. Des ouvriers découvrirent alors des plaques de marbre, gravées d’inscriptions mystérieuses... Il fallut du temps pour comprendre que ces fragments provenaient de documents cadastraux - et plus précisément de trois cadastres différents, uniques dans le monde romain. Le cadastre le plus complet, appelé cadastre B, couvre une zone correspondant approximativement un territoire s'étendant de Bagnols-Sur-Cèze à Montélimar. Il date de 77, lorsque l'Empereur Vespasien ordonna une révision complète de la propriété foncière. Ces documents permettaient entre autres d'assurer la distribution équitable des terres aux colons et de contrôler l'imposition fiscale des propriétaires.


                                        Concrètement, lors de la fondation d'une colonie, les vétérans recevaient des lots de terre par tirage au sort. Pour déterminer ces lots, on établissait un quadrillage en traçant des parallèles à partir du cardo et du decumanus. Chaque carré correspondait à une centurie (50 hectares), que l'on divisait en 3 lots - soit un peu moins de 17 ha par lot.


Cadastre d'Orange.

                                        Les cadastres représentent donc le découpage systématique effectué par les Romains sur un territoire conquis, un réseau géométrique indexant précisément la situation de chaque parcelle, avec sa position (par exemple DD6 : 6ème parcelle à droite du decumanus.), sa surface, son statut (propriété de l'état ou propriété privée), etc. Entre autres détails, on a remarqué sur certains lots la mention "tricastini reddita", indiquant que les terres avaient été rendues à la tribu locale des Tricastins : peut-être ces terrains se sont-ils révélés inexploitables, et donc restitués par les colons qui les occupaient. 

Les merides.



                                        A côté des documents cadastraux, le musée présente des fragments des merides et des agri publici. Les merides étaient des plaques de marbre destinées à être affichées et listant les locations, taxes et rentes dues à la commune (emplacements sous des portiques, terrains municipaux, etc.) Les agri publici recensaient quant à eux les terrains appartenant à la cité et occupés sans autorisation par des particuliers que l'on préférait taxer plutôt que de les expulser. 

                                        Enfin, quelques bas-reliefs et vestiges provenant de tombes découvertes au Nord, à l'extérieur de la ville antique, permettent d'admirer des créatures mythologiques comme des sphinges ou des griffons - réalisés selon la technique de l'école de Pergame, les motifs étant soulignés et mis en exergue par un relief.


Griffons réalisés selon la technique de Pergame.


                                        Comme toujours, je regrette de ne pouvoir m'étendre davantage sur la collection du musée. J'aurais aimé prolonger et approfondir la visite, mais l'Arc nous attendait... Vous le découvrirez la prochaine fois, toujours grâce à Mme Cathy Caffort dont je retranscris ici les mots - le plus fidèlement possible, je l'espère !


Notre guide devant une mosaïque du musée municipal.


                                        Mais en attendant, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous un tout petit échantillon des animations présentées à Orange le jour de notre visite : légionnaires romains en manœuvre, cérémonie du culte impérial, campement romain, démonstrations, etc. Là encore, le temps nous a manqué pour en profiter pleinement, mais voici quelques photos qui vous en donneront un léger aperçu. Dont une qui me voit poser fièrement, au bras de l'Empereur Auguste (que je remercie, en passant) ! L'Impératrice n'est pas ma cousine, et je peux vous dire que j'en frime encore...


Légionnaires en action !



L'Empereur Auguste et moi-même...

THÉÂTRE ANTIQUE D'ORANGE ET MUSÉE MUNICIPAL.

Rue Madeleine Roch - 84100 Orange.

Billet groupé : 9 € (Tarif réduit : 7 €.)
Site : http://www.theatre-antique.com/fr/home



mercredi 25 septembre 2013

Bonne Lecture : "Pompée, l'Anti-César" d'Eric Teyssier.


                                        Malheur aux vaincus ! Si les vainqueurs ont marqué les mémoires de leur empreinte, leurs adversaires malheureux n'ont bien souvent pas eu cette chance et finissent, au choix, calomniés et accusés de toutes les turpitudes, ou tout simplement relégués aux oubliettes de l'Histoire. Tel est le cas de Pompée, que le grand public ne connait plus guère aujourd'hui que grâce à la série "Rome" qui, décidément, a fait beaucoup pour l'Antiquité romaine. Encore n'y apparaît-il que le temps de quelques épisodes, vite balayé par un César héroïsé. Pourtant, on sait depuis Corneille qu'à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Ou, pour le dire autrement, la victoire est d'autant plus grandiose que l'ennemi est redoutable. A ce titre, César n'aurait pu rêver meilleur opposant.

                                        Eric Teyssier, maître de conférence à l'université de Nîmes et grand spécialiste de la gladiature, a eu l'excellente idée de consacrer à Pompée un livre remarquable, aussi bien sur le fond que sur la forme. Dans un style simple mais alerte, cette biographie exhaustive retrace le parcours de notre homme, de sa naissance au sein d'une influente famille de chevaliers de province jusqu'à sa mort, quelques 58 ans plus tard, lorsqu'il est assassiné sans gloire à Alexandrie. Chaque étape de la vie de Pompée est largement documentée et fourmille d'anecdotes riches d'indices quant à sa personnalité et / ou la société dans laquelle il évolue.

                                        Embrassant très tôt une carrière militaire qui ne lui permet pas d'achever la formation classique des jeunes gens de l'époque, Pompée démontre rapidement ses qualités de chef de guerre. Lieutenant de Sylla, aux côtés duquel il se range lors de la guerre civile de 88 avant J.C., Pompée entame une ascension fulgurante : général à 23 ans, il obtient son premier triomphe à 25 et ne cesse de combattre en Espagne, en Afrique et en Orient, où il est chaque fois victorieux. Ce n'est pas pour rien que ces soldats le surnomment Magnus, "Le Grand" ! Fin diplomate lorsque les circonstances l'exigent, faiseur de rois, artisan de l'expansion romaine, fondateur de villes et bâtisseur du théâtre qui a gardé son nom à Rome, Pompée est sans conteste l'un des plus grands hommes de l'Histoire de Rome.


Buste de Pompée. (Glyptothèque de Copenhague.)

                                        Mais si Pompée est un excellent militaire, il a plus de mal à s'imposer sur la scène politique. Bien que trois fois consul, il n'a pas l'aisance oratoire d'un Cicéron ou d'un César et, surtout, ces origines modestes lui valent d'être méprisé par l'élite sénatoriale. En un mot, il peine à trouver sa place au sein d'un système politique traversé par l'opposition entre Optimates et Populares, se ralliant tantôt aux uns, tantôt aux autres, dans une période particulièrement troublée. Les premiers n'entendent rien céder de leurs privilèges, les seconds n'hésitent pas à recourir à la violence pour appuyer leur démagogie et gagner les faveurs du peuple et, en coulisses, des généraux soutenus par des soldats fidèles affutent leurs armes dans le seul but d'assouvir leur soif de pouvoir...

                                        Consul unique en 52 avant J.C., Pompée commet la grande erreur de sa carrière en laissant passer l'opportunité de réformer la République et de sauver ce qui peut l'être. Mais il n'a ni le recul ni les capacités d'analyse nécessaires pour le faire... Son aura décline à mesure que s'accroît celle de César, subtil politicien qui sait bien comment manipuler son monde. La mort de Crassus, en sonnant le glas du triumvirat, place les deux hommes face à face et précipite l'affrontement : cette ville, Rome, est trop petite pour deux Imperatores. Survient alors une nouvelle guerre civile. Allié aux Optimates (qui détestent César plus encore), Pompée ne prend pas la mesure de la situation. On connait la suite : au terme de deux années de lutte acharnée, César sait jouer aussi bien de sa chance insolente que de ses aptitudes militaires et de sa finesse d'esprit, et les pompéiens sont définitivement balayés lors de la bataille de Pharsale. Pompée n'a plus de Grand que le surnom et c'est suivi par une petite poignée de fidèles que l'ombre de l'homme qu'il fut cherche un ultime refuge en Égypte. Il y trouve la mort, lorsqu'il est lâchement assassiné sur ordre des conseillers du Pharaon, qui ne veulent pas d'un ami si embarrassant. A la mort honteuse s'ajoute l'ignominie de misérables funérailles - l'épave d'une veille barque pour bûcher, et seulement deux hommes pour rendre les derniers honneurs à celui qui faillit être le maître du monde romain. Sic transit gloria mundi. 




"La Mort de Pompée." (Tableau anonyme, Musée Magnin de Dijon.)

                                        Au-delà de sa trajectoire fulgurante et tragique, Eric Teyssier dresse le portrait de l'homme derrière l'Imperator, dans sa vie privée autant que dans sa vie publique, révélant les paradoxes du personnage. Général charismatique et proche de ses hommes, mais peu à peu oublié du peuple ; généreux ou avide selon les circonstances ; mari tendre et aimant mais ami peu fiable ; Romain attaché aux valeurs ancestrales mais aux alliances politiques fluctuantes ; personnage ambitieux mais capable de se retirer plusieurs mois de la vie publique... Dans ses contradictions et sa complexité, Pompée apparaît - de l'aveu de l'auteur - comme "plus humain que César". Eric Teyssier ne cache d'ailleurs pas sa sympathie pour notre homme, dont il fait le héros d'une biographie fouillée mais accessible, un livre d'Histoire qui se lit comme un  roman, entre thriller politique, roman de cape (pardon, de toge !) et d'épée, et tragédie antique.

                                        L'analyse est pertinente et permet de mieux comprendre l'agonie d'une République romaine mise à mal par l'affrontement entre Marius et Sylla, l'extension d'un territoire devenu trop vaste pour le système administratif et politique alors en vigueur, et l'émergence de généraux trop ambitieux. Parmi ceux-là, Pompée était pourtant bien placé pour prendre le pouvoir. Qu'en aurait-il fait ? Nous ne le saurons jamais. Mais en refermant le livre et par-delà les différences de vision politique ou d'origine sociale, je dois dire que le sous-titre choisi par l'auteur a pris pour moi un sens nouveau : Pompée est attachant, quand Jules César est admirable...




"Pompée, l'Anti-César" d'Eric Teyssier.
Éditions Perrin.
425 pages - 24 euros.

lundi 23 septembre 2013

Avignon Antique : Le Musée Lapidaire.

                                        Je vous parlais la dernière fois d'Avignon, et plus précisément de l'empreinte que la civilisation gallo-romaine avait laissé (ou pas) dans le paysage urbain actuel : en dépit de l'absence de vestiges d'importance, la cité occupait une place de choix en Gaule méridionale. Mais si, au contraire d'Arles ou de Vaison, Avignon n'offre pas au touriste ébahi des traces patentes de son passé antique, elles existent pourtant bel et bien, enfouies sous les strates des époques successives. D'Avignon, on retient surtout le Palais des Papes, mais il y a au moins deux musées incontournables pour tout amateur d'Antiquité qui se respecte : le Musée Calvet et le Musée Lapidaire. 


Musée Calvet.


Sarcophage du Musée Calvet.
Du premier, je ne dirai que quelques mots : situé dans un superbe hôtel particulier du XVIIIème siècle, il réunit une collection riche et variée. De nombreux tableaux (dont une magnifique galerie dédiée aux peintres flamands) voisinent avec des œuvres d'inspiration mythologique ou des objets antiques (vases, statues, pièces de monnaie, etc.), principalement grecs et égyptiens. A noter que la section consacrée à l’Égypte antique regorge de merveilles impressionnantes - papyrus, statues et sarcophages proprement fascinants. L'ensemble sort toutefois du cadre de mon blog, à quelques exceptions près... On trouve quand même un tableau représentant Néron assassinant vigoureusement Agrippine, une stèle dédiée à Germanicus ou un superbe buste de Jules César, dont je me demande encore ce qu'il fiche là... Entendons-nous bien, je suis toujours enchantée de tomber nez à nez avec ce brave Jules au détour d'un musée, mais je pensais plutôt le rencontrer dans le Musée Lapidaire. Peu importe, voilà encore une visite que je vous recommande.

Portrait de Jules César.


                                        Le Musée Calvet vaut donc le détour, bien que la majeure partie des œuvres présentées dépasse le cadre des attributions que je me suis fixées. Tel n'est pas le cas du Musée Lapidaire.

Musée Lapidaire.


                                        Pour commencer, un mot du bâtiment dont la richesse du décor tranche singulièrement avec la pureté et la sobriété des lignes. Cette chapelle baroque du XVIIème siècle, située en plein centre ville, présente un plan très simple : une nef unique soutenue par des voûtes d'arête aboutit à un chœur à voûte en plein cintre, formé d’une abside pentagonale flanquée de deux sacristies. De part et d'autre de la nef s'ouvrent cinq travées agrémentées d'arcades et ornées de tribunes surplombées par une frise de motifs végétaux (palmes, feuilles, guirlandes, rosaces, etc.), une corniche et l’attique. Un édifice remarquablement conservé, au vue de son Histoire mouvementée puisqu'il a tour à tour servi de caserne, de dépôt de ravitaillement, de salon des Beaux-Arts, et a même accueilli l’exposition d'un avion et une foire apicole ! C'est en 1933 que le bâtiment est devenu une annexe du Musée Calvet, dont il a d'abord accueilli les sculptures antiques et médiévales, avant que n'y soient exposées les collections égyptiennes (provisoirement de retour au Musée Calvet...), gauloises, étrusques, grecques et romaines. Je ne prétends pas en dresser l'inventaire exhaustif, mais juste vous proposer un rapide survol des œuvres exposées en m'attardant sur une petite sélection toute personnelle. (Et donc atrocement subjective et arbitraire.)


Bas-relief de Cabrières d'Aigues.

                                        Dès l'entrée à gauche se trouve l'une des œuvres les plus intéressantes du musée : un bas-relief représentant une scène de halage. Découvert à Cabrières d'Aigues, il provient d’un monument funéraire érigé à la mémoire d’un riche marchand de vin ou d’huile. Il illustre surtout la manière dont s'effectuait le transport des marchandises.

                                        Les chapelles situées à gauche et la partie attenante de la nef sont dédiées à l'art grec. On y trouve en particulier de nombreux vases à figures noires ou figures rouges, provenant d'ateliers corinthiens, laconiens, attiques, apuliens ou italiotes. L'ensemble montre autant la diversité des techniques que celle des productions, qui vont des simples objets du quotidien à des formes beaucoup plus complexes, comme celles des vases funéraires. Cette collection offre un aperçu de la civilisation hellénistique de l'époque classique, au même titre que les sculptures exposées dans la même zone. Ce sont en majorité des reliefs funéraires, votifs ou honorifiques, produits entre le IVème siècle avant J.C. et le IIIème siècle de notre ère. On retiendra entre autres la stèle de la jeune fille à la poupée ou une stèle dédiée à un chasseur, représenté entouré de chiens et brandissant un lièvre au bout d'un bâton. Enfin, l'une des sacristie accueille des sculptures en ronde-bosse, comme une statue de femme drapée ou encore une copie d'époque impériale de l'Apollon Sauroctone de Praxitèle.

Couvercle de sarcophage étrusque.

                                        Le chœur présente quant à lui de beaux exemples d’œuvres funéraires étrusques : urnes d’époque hellénistique en tuf, albâtre ou terre cuite, ou couvercles de sarcophages reprenant les thèmes traditionnellement observés comme des scènes mythologiques, historiques ou retraçant des épisodes de la vie du défunt. Ces objets proviennent pour la plupart des cités de Volterra et Tarquinia.

Le Guerrier de Vachères.

                                        Devant le chœur sont exposées des sculptures figurant des masques de théâtre et surtout plusieurs exemples de statues gallo-romaines. Parmi elles, le Guerrier de Vachères et le Guerrier de Mondragon retiennent particulièrement l'attention. Le premier possède un équipement militaire et des vêtements typiquement romains, d'époque augustéenne, mais pourtant d'inspiration celtique : muni d'un glaive et d'un bouclier, il porte une côte de mailles et arbore le torque gaulois autour du cou. Cette statue proviendrait de la niche d’un mausolée. Le second porte une tenue et un armement gaulois - un sagum (manteau à franges) attaché par une fibule et un grand bouclier ovale comportant un umbo (sorte de cône placé au milieu du bouclier pour dévier les coups).

Fond de récipient en verre.

                                        La sacristie située à droite présente quant à elle des épitaphes chrétiennes et des fragments de sarcophages décorés de scènes bibliques : le Christ et les apôtres, Pierre et le coq, Jésus remettant les clefs à Saint-Pierre, Tobie et l'ange, etc. Sont aussi présentés des objets de la vie quotidienne. On verra par exemple une lampe à huile dont le médaillon représente un cadavre enveloppé dans un linceul (peut-être Lazare), des statuettes votives, des dés en os, quelques bijoux, le fond d'un récipient en verre orné d'un portrait de famille.

                                        Les chapelles suivantes sont dédiées aux sculptures de la Gaule romaine : inscriptions funéraires, honorifiques ou votives, statues en ronde-bosse, portraits ou bustes, ainsi qu'une mosaïque dont l'emblema raconte un épisode de la légende d'Hercule. Il est évidemment impossible de présenter ici toutes les œuvres exposées, mais quelques-unes, particulièrement marquantes, méritent que l'on s'y attarde.

Portrait de Tibère.

                                         En premier lieu, vous ne serez pas surpris d'apprendre que LA raison majeure de mon pèlerinage avignonnais se nomme Tibère ! (Qui a dit : "monomaniaque" ?!) Le musée possède en effet un superbe portrait de l'Empereur, ainsi que celui de son fils Drusus. Ceux-ci voisinent avec Marc Aurèle, jeune homme aux traits pourtant bien reconnaissables, et avec l'impératrice Julia Domna ou encore Trajan. Quatre portraits publics remarquablement conservés, qui valent à eux seuls le déplacement. A leurs côtés, les portraits d'une prêtresse, d'un homme en toge, d'un rhéteur ou de simples particuliers anonymes ne sont pas moins intéressants.


Stèle funéraire de Titus Tetticnius Secundus et son épouse Iulia.

                                         Une fois encore, de nombreux bas-reliefs funéraires, fragments de sarcophages et épitaphes (notamment celle de deux époux, de deux affranchis ou celle d'un maître et son esclave) sont exposés. La plupart du mobilier funéraire donne à voir des scènes mythologiques, comme Bacchus découvrant Ariane à Naxos, Éros et sa nourrice, Méduse, etc. L'un des cippes montre par exemple le défunt tenant les attributs de Sylvain. On peut aussi admirer deux reliefs consacrés à Pan et aux nymphes augustes, pour le salut de l'Empereur.


Sarcophage orné d'une tête de Méduse.

                                        Deux œuvres ont particulièrement retenu mon attention. D'abord, le couvercle d'un sarcophage d'enfant du IIème siècle, orné du buste du défunt à gauche ; au centre, un Putto avec une grappe de raisin et une houlette de berger; à droite, un chien devant un guéridon chargé de plats. Ensuite, le cippe de marbre d'un quattuorvir de la période julio-claudienne, orné d'un siège pliant avec, sur les côtés, des faisceaux sans hache formés de baguettes attachées autour d'un bâton central et surmontées de trois feuilles de laurier.

Cippe du quattuorvir.

                                        Enfin, dans la chapelle de l'entrée à droite est exposée la célèbre Tarasque de Noves, monstre androphage dont on ne connaît aucun équivalent. Taillée dans du calcaire, elle était à l'origine polychrome comme le prouvent les traces d'enduit rouge visibles autour des griffes et de la gueule. On estime qu'elle date de la seconde moitié du Ier siècle avant J.C. Sa fonction et sa symbolique demeurent énigmatiques : peut-être  une sculpture funéraire figurant la puissance destructrice de la mort et le passage vers une autre vie.

La Tarasque de Noves.

                                        Si mon blog traite de l'Antiquité romaine, chacune des sections du musée lapidaire d'Avignon m'a pourtant fascinée. D'une part, parce que je ne pense pas qu'il soit possible de s'intéresser à la Rome antique et de rester insensible aux autres civilisations anciennes, et d'autre part parce que la disposition des collections permet de voyager dans le temps et d'appréhender les différentes influences qui ont contribué à façonner les objets et la statuaire gallo-romaine, jusqu'aux œuvres paléochrétiennes des premiers siècles de notre ère. Des Étrusques aux Romains en passant par les Grecs ou les Celtes, cette galerie est un incontournable de la région. Et si vous avez le temps, profitez-en aussi pour visiter le Palais des Papes et vous offrir un détour dans l'époque médiévale : tous les chemins mènent peut-être à Rome, mais vous découvrirez comment de Rome, on peut aussi arriver en Avignon !



mercredi 18 septembre 2013

Avignon Antique : Sous Les Pavés, Les Ruines.

                                        Quand on parle de vestiges romains dans le Sud-Est de la France, on pense à Fréjus, Arles, Nîmes, Orange ou Vaison-la-Romaine. Pourtant, d'autres villes ont joué un rôle important, mais les traces de la présence romaine y sont moins présentes. C'est le cas d'Avignon, que j'ai redécouverte à l'occasion d'une petite escapade estivale. Pas de trace d'amphithéâtre, de temple ou d'arc de triomphe ici ; à peine quelques ruines disséminées dans le centre, et souvent bien difficiles à déceler pour un œil non averti. Restent les musées, et plus précisément le Musée Lapidaire, où je vous emmènerai la prochaine fois...


Avignon, vue sur le rocher des Doms.

                                         Dès ses origines, Avignon doit son expansion à sa situation géographique particulièrement favorable : la ville s'est développée au pied du Rocher des Doms, qui offre une protection face aux menaces d'invasions, au confluent de la Durance et du Rhône. Si les premières traces d'occupation humaine remontent au néolithique, la ville en elle-même est fondée par les Phocéens de Massalia vers 539 avant J.-C. Elle est de fait fortement influencée par les Phéniciens et les Grecs et on y bâtit des Temples dédiés à Héraclès et à Artémis d'Ephèse. Déjà pôle commercial d'importance, la ville frappe même sa propre monnaie. A partir du Vème siècle avant J.C., Avignon est occupée par le peuple Celto-Ligure des Cavares, alliés des Massaliotes et dont elle deviendra la capitale.
"Avançons-nous donc à partir de Massalia dans le pays compris entre les Alpes et le Rhône, nous y trouvons d'abord les Salyens, dont le territoire mesure 500 stades jusqu'au Druentias ; puis, le bac nous passe à Cavallion, et là nous mettons le pied sur le territoire des Cavares, qui s'étend à son tour jusqu'au confluent de l'Isar et du Rhône, c'est-à-dire jusqu'au point où le mont Cemmène vient en quelque sorte rejoindre le Rhône. (...) Dans ce même intervalle du Druentias et de l'Isar, on remarque plusieurs places importantes, telles que Avenion, Arausion et Aeria, ville bien nommée, nous dit Artémidore, en ce qu'elle occupe, tout au haut d'une montagne fort élevée, une situation vraiment aérienne.."  (Strabon, "Géographie", IV - 1 .11)

Bronze ou semis d'Avignon, monnaie cavare. (via wikimoneda.com).


                                        La question de l'origine du nom de la cité fait encore débat. Elle est appelée Aouenion par les Cavares, et le mot viendrait du celte pour certains, du ligure pour d'autres ; il signifierait soit "Seigneur du fleuve" (de aouen - "gouffre, tourbillon d'eau" - et -ion - "maître, seigneur"), soit "ville du vent violent".  Il apparaît pour la première fois  au Ier siècle avant. J.-C, sous la plume (ou le calame) d'Artémidore d’Éphèse, repris au VI ème siècle par Étienne de Byzance, qui en donne la définition suivante :
"Aouenion : Ville de Massalia, près du Rhône. Le nom ethnique est Avenionsios selon la dénomination locale et Auenionitès selon l'expression grecque." (Étienne de Byzance, Les Ethniques." - sur academia.edu.)

                                        En 125 avant J.C., Marseille entre en conflit avec les Salyens, tribu celto-ligure voisine. Ils font alors appel à Rome, mais les alliés se révèlent vite encombrants... Ils comptent bien profiter de cette occasion pour s'implanter durablement en Provence. Ils rasent Entremont, capitale des Salyens, mais en profitent pour fonder leurs propres villes (Aix, par exemple) et s'emparer des cités avoisinantes.

                                        En 121 avant J.C., les légions romaines écrasent les Allobroges près de Sorgues et les Cavares, prudents, préfèrent se rendre sans opposer de résistance. L'oppidum d'Avenio passe sous domination romaine, au sein de la province de la Narbonnaise (qui sera créée en 118 avant J.C.) puis de la 2ème Viennoise.  En 49 avant J.C., Marseille perd sa prééminence dans la région suite à la défaite de Pompée dont elle a pris le parti face à César. Avignon, placée par son autorité par le malheureux vaincu devient cité de droit latin en même temps que Carpentras, Orange ou Apt, puis colonie latine en 43 avant J.C. En 121 et 122, l’empereur Hadrien de passage dans la Province visite Vaison, Orange, Apt et Avignon - à laquelle il accorde le statut de colonie romaine. La ville devient la "Colonia Julia Hadriana Avenniensis".

Plan d'Avignon, à retrouver ici.


                                        Sous l'Empire romain, la situation stratégique d'Avignon lui permet de jouer un rôle important, notamment dans le domaine commercial puisque, par la vallée du Rhône et celle de la Durance, la ville permet de relier Arles et Lyon et de rejoindre l'Italie. Elle jouit aussi de la proximité de la Via Agrippa. Loin d'être une cité secondaire, elle est alors l'égale d'Arles. C'est une cité fortifiée relativement importante pour l'époque puisqu'elle compte près de 25000 habitants et occupe une quarantaine d'hectares. On estime que les premiers remparts, datant du Ier siècle, suivaient à peu près le tracé des rues Joseph Vernet, Henri Fabre, rue des Lices, Philonarde, Paul Saïn et Campane.


Arcade romaine de la rue de la Petite-Fusterie. (©archives municipales d'Avignon.)

Une seconde enceinte, construite aux IIIème et IVèume siècles pour résister aux invasions, s'appuie sur les arcades romaines (voir ci-dessous) et place le rocher des Doms au cœur du système défensif puisqu'on y érige un castrum. Cette forteresse, encore visible sur des plans du XVIIème siècle, sera détruite par un explosion en 1650.
"La région que baigne notre mer, surnommée autrefois Braccata, aujourd’hui Narbonnaise, est mieux cultivée que l’autre et, par conséquent, plus riante. Ses villes les plus florissantes sont Vasion chez les Vocontiens, Vienne chez les Allobroges, Avénion chez les Cavares, Nemausus chez les Arécomiques, Tolose chez les Tectosages, Arausion, colonie de vétérans de la seconde légion, Arélate, colonie de vétérans de la sixième, Baeterres, colonie de vétérans de la septième." (Pomponius Mela, "Description De La Terre", II - 5.)
                                        Centre commercial, administratif et religieux, Avignon compte à l'époque romaine des Temples, un théâtre, des thermes, évidemment la Curie... Pourtant, il est indéniable que si l'on compare Avignon à Nîmes ou à Orange, les vestiges sont plutôt rares. Rue Saint-Étienne, on peut observer un morceau d'arcade : les autres ont été enchâssées dans des maisons proches (visibles rue de la Petite Fusterie). Elles soutenaient un portique de 220m de long sur 4m de haut, et plusieurs explications ont été avancées : certains pensent qu'il s'agissait de compenser la pente du terrain sur lequel avait été bâti le forum - l'actuelle Place de l'horloge ; d'autres avancent que les spectateurs pouvaient assister à des joutes organisées sur le Rhône depuis ces arcades. (Le fleuve étant à l'époque plus avancé dans les terres.)

Vestiges des remparts du XIIème s., suivant à peu près l'enceinte romaine du 1er s.(©archives municipales d'Avignon.)


                                        D'autres vestiges ont été mis au jour aux abords des rues Géline et Racine. Dans cette même rue, un peu avant l'Opéra, on peut encore voir un morceau de dalle, provenant probablement d'un temple semblable à la Maison Carré nîmoise. De même, dans la cour de l'annexe de l'Hôtel de Ville, subsistent de possibles traces de la curie romaine. Enfin, toujours dans le même quartier, derrière l'église Saint-Agricol, un pan de mur et des restes de colonnade laissent supposer qu'une galerie servait de passage aux habitants. Parmi les autres traces de la présence romaines mises au jour, on peut citer des mosaïques et des sépultures (notamment près de la gare ou du couvent des Célestins.)

Vestiges derrière l’église Saint-Agricol.

                                        De l'autre côté de la ville, deux zones attestent encore du passé romain d'Avignon. Tout d'abord, derrière le Palais des Papes, des vestiges protégés par une grille laissent deviner un monument imposant : peut-être un nymphée ou  des thermes - hypothèse renforcée par les traces d'un aqueduc découvertes au Pontet, qui aurait acheminé l'eau jusqu'à Avignon. Enfin, rue de la Peyrolerie, des vestiges de constructions romaines posent encore question : théâtre, amphithéâtre, entrepôt public...


La chute de l'empire romain d'Occident. (Illustration de Ron Embleton.)

                                        Située sur un axe incontournable entre le Nord et le Sud, Avignon subit de plein fouet les invasions barbares. Dès la fin du IIIème siècle, les Francs et les Alamans dévastent la région ; une seconde vague, au Vème siècle, porte le coup de grâce à l'empire romain d'Occident. Les Vandales et les Goths ravagent Avignon, mettant à terre la plupart des monuments, avant que la cité ne passe sous domination burgonde en 413. En 500, le roi burgonde Gondebaud est vaincu par Clovis près de Dijon et il se réfugie alors à l'intérieur des remparts : la ville est si bien fortifiée que Clovis, incapable de s'en emparer, est contraint de signer un traité avec son ennemi.

                                        Ainsi, l'absence de grands vestiges a sans doute conduit à sous-estimer l'importance de la ville d'Avignon au cours de la période Gallo-romaine. Détruits par les invasions successives, les monuments romains ont ensuite servi de réserves de pierres pour d'autres édifices, comme Notre-Dame des Doms par exemple, disparaissant petit à petit du paysage urbain.


Vue générale d'Avignon.

                                        Et le célèbre Pont d'Avignon, dans tout ça ? Si le pont Saint-Bénezet ne date que du XIIème siècle, il a tout de même un ancêtre antique : vers a fin du IIIème siècle, Maximien Hercule fit construire un pont en bois pour relier Avignon à la rive droite du Rhône, pour aller mater une révolte paysanne. Mais on ignore si l'Empereur et ses légions y dansaient tous en rond...


Pour approfondir, un lien : Le Rhône à Avignon, Données Archéologiques, ici.

mercredi 11 septembre 2013

Littérature : "Une Nuit Auprès de Lupa" par Marine Lafontaine.

                                        Bibliovore compulsive, je vous présente régulièrement quelques livres en rapport avec l'Antiquité romaine, aussi bien des romans que des biographies ou des essais. Aujourd'hui, j'innove un peu puisque je voudrais vous parler d'un auteur qui n'est pas encore publié - mais à mon avis, ça ne saurait tarder...

                                        Marine Lafontaine écrit comme elle respire - elle noircit des pages depuis qu'elle est en âge de tenir un stylo. Elle m'a contactée suite à un de mes articles, et c'est comme ça que j'ai découvert le blog (http://marinelafontaine.blogspot.fr/) de cette lycéenne de 17 ans. Elle y publie régulièrement des articles où elle présente ses coups de cœur, distille ses conseils littéraires mais, surtout, propose des textes de fiction sur des sujets variés. De courtes nouvelles, des poèmes, mais aussi des romans entiers que, chapitre par chapitre, elle donne à découvrir à ses lecteurs. Et si la compulsion de l'écriture n'est pas forcement liée au talent, Marine allie les deux : la jeune femme est tout simplement bluffante.

                                        J'ai immédiatement été happée par son style d'écriture, très visuel mais plein de poésie, et la manière dont elle parvient à donner vie à ses personnages. Il y a de l'humour, de l'émotion et beaucoup d'érudition dans les textes de cette jeune femme, influencée par l'univers de la fantasy. Marine excelle en particulier dans la réécriture des mythes antiques qu'elle aborde sous un angle différent. Ce que l'on pourrait qualifier d'impudence devient, par la modernité et la fraîcheur qu'elle parvient à injecter à l'histoire, malice et originalité. Plus qu'une relecture, il s'agit d'une réinterprétation plus intime, où la finesse psychologique n'a d'égale que la pertinence de l'analyse. Sa "Médée" est extraordinaire, et son "Éros Et Thanatos" ne l'est pas moins.

                                        J'ai rapidement songé que j'adorerais accueillir sur mon blog un de ses textes, et je lui ai donc proposé de rédiger une nouvelle sur un sujet de son choix - avec pour seule exigence qu'il présente un lien avec l'Antiquité romaine. Il ne lui a pas fallu une semaine pour m'envoyer la nouvelle que vous allez lire... Je suis d'autant plus fière de publier ce texte qu'il concentre l'essentiel des qualités de Marine. J'espère sincèrement qu'il vous donnera envie de vous rendre sur son blog et de découvrir le reste de son travail. J'ajouterai que vous avez devant vous l'un des premiers textes d'un des grands écrivains de demain. C'est donc un plaisir et un honneur que de vous présenter ce "Une Nuit Auprès de Lupa" qui, je n'en doute pas une seconde, va vous enchanter autant qu'il m'a touchée. Un dernier mot pour remercier Marine de sa gentillesse et de sa disponibilité. Laissons maintenant la parole à Lupa...




Une nuit auprès de Lupa.


                                        J’aime l’endroit où je vis. Je ne sais pas si tout le monde peut en dire autant, mais, moi, je l’apprécie vraiment. Le temps y est doux, le paysage agréable, le gibier abondant. Et il est le théâtre d’un tas d’évènements passionnants.
                                        Je bondis sur le rocher le plus proche pour observer en contre bas ces étranges bipèdes, perchés sur leurs jambes. Leur ballet a un côté fascinant. Ils s’agitent dans tous les sens, on pourrait les croire désordonnés, mais il n’en est rien, au contraire. Leurs actions sont dictées par des valeurs qui m’échappent, mais tout a un but précis. De toute manière, cela me concerne peu. Du moment qu’ils n’empiètent pas sur mon territoire, je les laisse en paix. Sinon, ils goûteront à mes crocs avec bien des regrets…
                                        Je reste encore un long moment installée sur mon perchoir pour profiter de la brise qui court dans les airs. Pour un peu, j’en aurais jappé de plaisir, mais je ne suis plus un louveteau, alors je me retiens et je demeure digne.
                                        Je m’étire voluptueusement puis me secoue pour chasser les brumes ensommeillées qui commencent à m’engourdir. Vous pourriez trouver cela étrange, une louve seule, sans sa meute, mais c’est la vie que j’ai choisi de mener depuis la mort tragique de mes louveteaux, sauvagement et purement assassinés par ces affreux bipèdes. Je suis bien heureuse de ne pas leur ressembler ! Ils massacrent les miens et labourent la terre de profondes crevasses, des plaies qu’ils comblent avec de la pierre taillée. Ils s’établissent en faisant fi des hurlements désespérés de la nature.
                                        Oui, les humains ne sont pas des animaux, mais des monstres… Oh, bien sûr, ils ne sont pas tous ainsi. Je tolère notamment la présence de deux d’entre eux sur mon territoire, un couple de bergers. Je pourrais même dire que je les apprécie, ce qui ne m’empêche pas d’aller de temps à autre leur croquer quelques moutons. Il est d’ailleurs temps que je rentre chez moi, je n’ai que trop tardé dans les environs. Si je ne veux pas devenir la cible des pulsions meurtrières des hommes armés, j’ai tout intérêt à quitter cet endroit.

                                        Pour rentrer, je choisis de longer le Tibre. C’est un fleuve majestueux aux courbes pleines. J’adore y pêcher et m’y baigner, mais, suite aux dernières intempéries, il est en crue en ce moment. Alors, hors de question d’y mettre une patte, je tiens à la vie, tout de même !
                                        Je trottine un moment avant de m’élancer dans une course enivrante. Mes muscles roulent sous ma peau, je sens le vent dans ma fourrure alors que mes jambes puissantes me propulsent en avant. Avec nostalgie, je me souviens des pas maladroits de mes enfants, de leur air étonné lorsque je bondissais dans les airs pour fondre sur une proie puis de leur enthousiasme, de l’impatience que je lisais dans leur regard et leur envie de m’imiter. Connaîtrai-je encore semblable sensation de plénitude et de fierté ? Moi, louve déchue, traître envers ma meute, lâche et seule…
                                        J’atteins l’une des collines où j’ai élu domicile ces dernières années. Les hommes l’ont nommée Palatin, mais, pour moi, ce n’est qu’un amas de terre, de glaise, de boue et l’argile, le tout recouvert d’un épais tapis d’herbe grasse et verte. Quelle drôle d’idée de lui donner un nom… Quoique, les humains s’en donnent également entre eux. Encore une valeur incompréhensible. Mon regard erre dans l’horizon, il court sur les flancs des sept collines. Mon territoire, mon terrain de jeu, mon foyer… Je suis bien contente que ces bipèdes ne s’y soient jamais installés ! Beaucoup y passent, s’émerveillent, mais aucun n’a osé encore y déposer ses affaires pour y demeurer.
Après cette longue cavalcade, ma gorge est sèche. Pour réguler ma température, je sors la langue. J’ai l’impression de ressembler à un vulgaire chien ainsi, mais ça fait du bien, alors je mets ma fierté de côté.
                                        Je trottine tranquillement jusqu’au Tibre et j’immerge toute ma tête, gueule grande ouverte. Le courant est puissant par ici ! Je me retire bien vite, regrettant déjà d’avoir eu cette idée. Je grogne, mais, au moins, je suis désaltérée.
                                        Je m’apprête à regagner ma tanière quand d’étranges bruits attirent mon attention. Je renifle les alentours, à la rechercher d’une quelconque odeur, mais je n’arrive pas en percevoir. Intriguée, je cherche la provenance des gémissements. A quelle sorte d’animal peuvent-ils appartenir ? Je n’en ai pas la moindre idée, je n’en ai jamais entendu de semblables ! Ravie par l’idée de pouvoir mettre la patte sur un gibier nouveau, je m’en remets à mon ouïe pour me guider.
                                        J’ignorais encore à ce moment-là que cette rencontre allait à ce point me déchirer…

                                        Quand je trouve enfin la source du son, je m’en approche avec méfiance. Aucun effluve ne me parvient… Étrange. Quel animal est ainsi capable de masquer si aisément son odeur ? La curiosité aiguillonnée, je me dirige d’un pas alerte vers un figuier. Au creux de ses racines, j’y découvre les plus étranges… heu… choses qu’il m’ait été donné de voir. Il s’agit de minuscules créatures qui gémissent en agitant leurs membres potelés. Je les examine avec surprise. Pas de dents, pas de griffes, quelle pitoyable forme ! Je ne vais en faire qu’une bouchée !
                                        Elles ont les yeux clos et s’agitent dans la boue. Je vois leur peau lentement virer du rose au bleu, des marbrures violacées s’étendent sur leurs petits torses. Je marque un arrêt, reconnaissant aisément ces blessures. Ces bêtes semblaient avoir été battues… Je renifle, mais leur odeur est vraiment très faible. Je remarque alors qu’elles sont trempées. Viendraient-elles de l’eau ? Je doute fortement que de si petites choses puissent nager… En tout cas, cela expliquerait leur absence d’odeur, l’eau ayant dû les laver de toute senteur.  
                                        Les cris se font plus puissants tout à coup. Je sursaute, surprise par la force de ce vagissement. Une des deux créatures vient d’ouvrir les yeux. A ma vue, elle se calme et m’observe… puis se remet à hurler ! Je me couche sur le sol et gronde en retroussant mes babines. Je connais ce son, j’en suis certaine… Où ai-je déjà croisé semblable beuglement ? Ça me revient ! Alors que je traînais à proximité de la ville, j’ai vu une femelle bipède avec un de ses rejetons… La vérité me frappe alors de plein fouet. Des humains… Ce sont des humains…
                                        Je bondis sur mes pattes et observe les alentours avec inquiétude. Des chasseurs ? Y en auraient-ils qui se seraient risqués jusque-là ? Mais aucune trace de l’un d’entre eux… Allons bon, ces enfants ne sont pas venus seuls jusque-là ! A moins que… Mon regard dévie vers l’eau grondante. Le fleuve les aurait portés jusqu’ici ?
                                        Les bébés se sont tus. Je me tourne vers eux, méfiante. Ils ne bougent plus… Stupéfaite, je passe ma truffe sur le corps de l’un d’entre eux. Il est glacé ! Dans un flash, je revois les corps inertes de mes louveteaux à la robe maculée de sang. Ces enfants vont mourir, je le sens, mon esprit de mère le ressent au plus profond de lui-même.
                                        Mort… Cet écho funeste résonne dans mes oreilles. Ces petits êtres… Si pitoyables, si minuscules… Ils n’ont aucune chance de survivre. Quels parents seraient aussi inconscients pour les laisser seuls !? Quelle mère assez cruelle les aurait laissés tomber dans le Tibre ?! Je suis désormais furieuse. Je ne les laisserai pas mourir ! Pourquoi devraient-ils trépasser, là, misérablement faibles alors qu’ils n’ont encore rien accompli ? Alors qu’ils n’ont rien vécu ? Mes louveteaux non plus n’avaient encore rien vécu…


                                        Je n’ose les saisir par la peau du cou dans ma gueule de peur de leur faire mal. Je les déplacerai plus tard ! L’heure n’est pas à la réflexion ! Je me couche auprès d’eux de sorte à les caler contre la peau tendue et chaude de mon ventre. Puis, avec un certain dégoût avouerai-je, je passe ma langue sur leur figure. Les deux enfants se trémoussent à ce contact rugueux. Ils émettent un nouveau bruit, proche du gargouillement. Malgré moi, je suis attendrie. Mes coups de langue se font plus vigoureux alors que je lape l’eau et que je leur transmets ma chaleur grâce à mon souffle. Les bébés se laissent faire docilement. Je crois les entendre pousser un soupir d’aise !
                                        Je les vois soudain se mouvoir. Intriguée, je les laisse faire. Ils gigotent comme des vers, la bouche ouverte, le cou tendu vers le haut. Ils… font quoi ? Je glapis de surprise quand je sens une paire de gencives se refermer sur l’une de mes mamelles. Je gronde, furieuse, mais me tais soudain. Ils… tètent ? Oui, ils tètent ! Ces engeances humaines boivent mon lait ! Étrangement, je n’ai pas envie de les repousser. Non, je suis même… heureuse…  Les deux petits tètent goulûment, avec empressement. Ils devaient mourir de faim !
                                        Je les laisse faire, curieuse et touchée, protectrice et tendre. Presque comme si j’étais leur mère… Ce constat m’ébranle plus que je veux l’admettre. Je ne suis pas leur génitrice et je ne pourrai jamais l’être. Je suis une louve et eux… des humains… C’est évidemment impossible ! Si je les élevais, qui me dit que leur organisme tiendrait le coup ? Qui me dit qu’ils parviendront à survivre à cette dure loi qu’est la vie sauvage ? Rien… Absolument rien…
                                        Les mâchoires se desserrent et les corps s’affaissent. Affolée, je gémis et les lèche. Ils grognent un peu et se recroquevillent. Ils dorment… Soulagée, je pose mon imposante tête près d’eux pour, quelques instants plus tard, gagner le pays des songes.

                                        C’est un son particulier qui me tire des limbes du sommeil. Ce frottement… presque comme une mélodie… Le son d’un glaive tiré de son fourreau !
                                        Je bondis, parfaitement réveillée à présent. Face à moi se dresse un géant en armure rouge, un manteau jeté sur les épaules. Il tient d’une main une longue lance et de l’autre son arme blanche qu’il lève dans l’optique de l’abattre sur moi. J’aurais pu aisément bondir hors de sa portée et c’est ce que je manquai de faire, mais il y avait les enfants ! Je n’allais pas le laisser les assassiner ! Je me replie sur moi-même pour faire rempart de mon corps entre eux et le tranchant de cette langue de métal. J’entends le géant gronder puis son arme siffle dans les airs… pour s’arrêter à quelques poils de ma tête. Surprise, je rouvre les yeux que j’avais fermés sur le coup de la peur et le dévisage. Mon agresseur me sourit et me tend la main. Moi, naturellement, je fais de même. 

-    Que me vaut cette visite courtoise, seigneur Mars ? je lui demande non sans une note sarcastique dans la voix.
Le Dieu éclate d’un rire d’ogre. Je note que je suis sous ma forme humaine, une jeune femme revêtue d’une peau de loup. Nous avons donc quitté le monde terrestre… Que me voulait donc le Dieu de la guerre ?
-    Allons donc, Lupa, est-ce ainsi qu’on accueille son Maître ?
-    Je suis une divinité mineure, mais indépendante, seigneur Mars, je lui rappelle. Que me voulez-vous ?
Il désigne d’un geste de main les deux bébés qui dorment à mes pieds. Je fronce les sourcils. Comment des mortels peuvent-ils se matérialiser dans cette dimension ? C’est impossible ! A moins que…
-    Par le Styx qu’avez-vous fait ?
-    Tu as oublié “seigneur Mars”. N’oublie pas où est ta place, louve. 

Sa voix glaciale m’arrache des frissons qui fourmillent tout le long de ma colonne vertébrale. Je me retiens à grand peine de faire un pas en arrière. Hors de question de lui montrer ma peur !
Mars sourit, il sent l’effroi qui glace mes os et poisse mes reins, il s’en amuse. Il range son glaive dans un geste précis. 
-    Pas d’inquiétude, louve, je ne suis pas venu pour te pourfendre. Je suis rassuré que tu prennes la protection de mes enfants tant à cœur.
-    Vos… enfants ? je murmure, trop choquée pour penser à ajouter son titre.
-    Oui. Ils ont été jetés dans le Tibre par Amulius.
-    Amulius ? Le roi d’Albe-La-Longue ?
-    En effet. Ces enfants, vois-tu, sont des demi-dieux, fruits d’une nuit de passion dans les rêves d’une vestale du nom de Rhéa-Silvia.
 

                                        Qu’avait donc encore accompli ce Dieu à l’esprit plus tortueux que le pire des labyrinthes ? Une vestale ? Il avait mis une vestale enceinte ? Je n’ose même pas imaginer ce que cette pauvre femme doit subir à l’heure qu’il est !
-    Attendez, seigneur Mars, je réalise soudain. Ce nom… Rhéa-Silvia…
-    Oh, tu as l’air d’en savoir un peu plus que ce que je ne croyais, Lupa. Tu n’es pas aussi primitive que ce que laisse entendre Jupiter.
Je pense que c’est censé être un compliment…
-    Rhéa-Silvia est la fille de Numitor, le roi légitime d’Albe-La-Longue. Mais le trône lui a été volé par son frère, Amulius.
-    Si tu sais déjà tout ça, ça va me faciliter la tâche.
Les enfants choisissent pile ce moment pour se réveiller. Inquiète, je les prends dans mes bras pour les rassurer. Le Dieu, lui, n’esquisse pas un geste envers sa progéniture.  
-    Ces enfants sont, en toute logique, les descendants de Numitor, et donc les héritiers légitimes d’Albe-La-Longue, m’explique Mars. A leur vue, Amumlius les a fait jeter dans le Tibre pour s’assurer que personne ne viendrait lui reprendre le trône.
-    Mais ils ont survécu.
-    Oui, et en partie grâce à toi, Lupa.
Je me sens étrangement fière. Fière d’avoir pu protéger ces enfants, fière d’avoir accompli un si grand devoir. Alors ces deux bambins sont des princes…
-    Mais tu ne vas pas pouvoir les garder.
                                        Cette phrase est comme un coup de poignard en plein cœur. Je lève un regard hébété sur Mars qui, lui, impitoyable, me fixe, comme pour juger ma réaction. Je secoue la tête, espérant par cette action faire tomber de mon esprit toutes les pensées funestes qui s’y étaient installées. Je serre les crocs. Je viens à peine de rencontrer ces bébés, je ne peux pas déjà les avoir pris en affection !… N’est-ce pas ?  
-    Ils doivent être élevés par les humains, reprend tranquillement Mars. Et non par une louve. Un jour, ils iront restituer le trône à leur grand-père et ils créeront la plus grande cité qui ait jamais vue le jour. C’est leur destin.
-    P… Par qui doivent-ils être élevés, dans ce cas, seigneur Mars ?
Je souhaite vraiment qu’il n’ait pas aperçu le tremblement dans ma voix, ni les larmes qui menacent de jaillir de mes yeux. Pourquoi…
Pourquoi les humains doivent-ils une seconde fois m’arracher mes enfants ?
-    Il existe un berger qui vit dans les environs, un certain Faustulus. Il t’a vu secourir les enfants. Tu devras les lui remettre. Suis-je assez clair, Lupa ?
-    Bien sûr, seigneur Mars…
                                        Le Dieu de la guerre approuve d’un signe de tête silencieux avant de se dématérialiser. En un rien de rien, nous sommes de retour dans le monde terrestre.
Et je ne suis plus qu’une louve qui peut hurler à la lune.

                                        Faustulus est en train de prier les pénates quand un cri de surprise de sa femme le tire brutalement de sa méditation. 
-    Qu’y a-t-il, Larentia ?!
Il sort de son foyer en courant et trouve son épouse agenouillée à terre, tenant dans le creux de ses bras deux minuscules nourrissons. Elle lève un regard ému vers son mari.
-    C’est un miracle, murmure-t-elle.
Le berger a l’air surpris. Ne s’agit-il pas des enfants qu’avait recueillis la louve la veille ? Il avait eu trop peur d’intervenir sur le moment, désarmé face à ce monstre de musculature qu’était Lupa. Il la cherche des yeux et finit par croiser son regard, deux yeux fauves brillant dans l’ombre du Palatin. Et il comprend son attention. Un sourire naît sur ses lèvres, et il chuchote d’une voix si basse que même Larentia ne l’entend pas : 
-    Tout va bien, Lupa. Les enfants du seigneur Mars sont en sécurité ici.


                                                                       

Texte de Marine LAFONTAINE.