mercredi 29 janvier 2014

O Tempora, O Mores !


                                        Cicéron me fait penser à David Bowie. Dit comme ça, ça peut surprendre, mais il y a une raison - tordue, certes, mais une raison tout de même. J'ai découvert David Bowie à l'adolescence, en écoutant une compilation de ses plus grands succès. Je pensais ne pas connaître Bowie : j'avais tort. A chaque chanson, j'avais envie de m'exclamer : "Ah, mais c'est lui, ça ?!" Tous ces titres, je les connaissais ; j'ignorais simplement qu'ils appartenaient à son répertoire. Et bien avec Cicéron, c'est un peu la même chose, et en lisant pour la première fois ses textes et ses discours, il m'est arrivé à maintes reprises de retrouver une locution ou une expression que je connaissais parfaitement, mais sans en connaître l'auteur.

                                        Tel est le cas de la phrase "O Tempora, O Mores !", que l'on traduit généralement par "Ô temps ! Ô mœurs !" - bien qu'elle demeure en général employée sous la forme latine.

                                        Cette phrase se trouve à deux reprises dans l’œuvre de Cicéron : dans le quatrième livre de son discours contre Verrès ("Seconde Action Contre Verrès", IV - 25.) et dans le premier discours contre Catilina. ("Les Catilinaires", I -1.) Bis repetita placent, comme dirait l'autre... La deuxième occurrence est d'ailleurs celle que l'on cite le plus fréquemment.

Buste de Cicéron.  (Musées du Capitole - ©Mary Harrsch via Flickr.)


                                        Pour résumer brièvement l'affaire, Catilina est un sénateur romain à la réputation sulfureuse : plus chef de bande qu'homme politique, il n'hésite pas à faire le coup de poing pour imposer ses idées. En 63 avant J.C., après avoir échoué à trois reprises à l'élection du consulat, Catilina renonce à emprunter la voie légale et opte pour la manière forte : il prend la tête d'une conjuration dont le but est d'éliminer une partie des hommes politiques (Cicéron inclus), de renverser le Sénat et de prendre le pouvoir. Cicéron, alors consul, apprend l'existence de ce complot et dénonce Catilina au Sénat - ce sont les "Catilinaires" en question. Catilina s'enfuit en Étrurie auprès de ses partisans, mais il est tué en 62 avant J.C. Les autres conjurés, restés à Rome, sont exécutés sur les ordres de Cicéron. Acclamé par le peuple, il sera pourtant condamné à l'exil quelques années plus tard, pour avoir fait assassiner sans procès des citoyens romains...   

                                        C'est donc en ouverture de ces "Catilinaires" qu'apparait la fameuse locution. En introduction de son réquisitoire contre Catilina, Cicéron critique la brutalité de son époque et la corruption qui règne à Rome et exprime son indignation : malgré toutes les preuves accumulées contre lui et le vote par le Sénat d'un senatus-consulte ultimum, Catilina n'a pas encore été exécuté. Et Cicéron fustige la déliquescence morale d'une société qui permet d'oser les actions les plus indignes : 
"O temps ! ô mœurs ! tous ces complots, le Sénat les connaît, le consul les voit, et Catilina vit encore ! Il vit; que dis-je ? il vient au sénat ; il est admis aux conseils de la république ; il choisit parmi nous et marque de l’œil ceux qu'il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons faire assez pour la patrie, si nous évitons sa fureur et ses poignards ! Depuis longtemps, Catilina, le consul aurait dû t'envoyer à la mort, et faire tomber ta tête sous le glaive dont tu veux tous nous frapper. (...)  Aujourd'hui un sénatus-consulte nous arme contre toi, Catilina, d'un pouvoir terrible. Ni la sagesse des conseils, ni l'autorité de cet ordre ne manque à la république. Nous seuls, je le dis ouvertement, nous seuls, consuls sans vertu, nous manquons à nos devoirs." (Cicéron, "Les Catilinaires", I - 1.)

"Cicéron dénonçant Catilina." (CC Perkins / ©Bridgeman Art Library.)

                                        L'orateur poursuit en évoquant plusieurs épisodes de l'Histoire romaine au cours desquels, sur la base de preuves beaucoup moins flagrantes, les consuls ont fait exécuter des conspirateurs supposés - notamment Caius Gracchus (l'un des frères Gracques), le consul Lucius Opimius s'étant contenté du "soupçon de quelques projets séditieux".

                                        Aujourd'hui, la locution est utilisée - souvent de façon ironique - pour critiquer les attitudes et comportements contemporains, par opposition à ceux du temps passé, vécus comme plus convenables et surtout plus moraux. Il s'agit donc d'une critique des mœurs du moment, forcément dépravées, dont la détérioration est directement liée au passage du temps et à l'évolution de la société : les modes de vie et les valeurs évoluent, pas dans le bon sens à en croire Cicéron puisqu'elles conduisent à la déliquescence de l'ordre civil.

                                        Reste que cette exclamation, dans le discours de Cicéron, traduit son attachement au mos majorum - une notion que l'on pourrait traduire par "mœurs des Anciens", et que j'aurais l'occasion de développer. Pour le célèbre orateur, les Romains ne respectent plus les anciennes coutumes, ce qui provoque la décadence de la société. Un air bien connu, et ce n'est sans doute pas un hasard si la formule est passée à la postérité : certaines choses, finalement, ne changent pas... Et j'imagine combien de parents, devant l'allure excentrique de ce David Bowie adulé par leurs enfants, ce sont exclamés en levant les yeux au ciel : "O tempora ! O mores !"

Dans "Astérix En Corse". (©Goscinny / Uderzo.)



2 commentaires:

Azzuro62 a dit…

Bonjour! Tout d'abord je vais me présenter un petit peu... Je suis un "nouveau converti" à votre blog qui m'a été chaudement conseillé par un ami qui vous suit déjà depuis quelques temps (et qui s'est empressé de l'ajouter à ma liste de favoris!) et je l'en remercie vivement car c'est un réel plaisir de vous lire! Je suis moi-même un ancien étudiant en Histoire qui a adoré ses cours d'Histoire romaine et ce dès le premier. J'ai eu la chance d'avoir des enseignants qui ont su me rendre cette période captivante, même si les sujets n'étaient pas toujours évidents à aborder! J'ai gardé un réel intérêt pour cette période même si je ne pense pas connaître autant de choses que vous ni que mon ami...qui vit d'ailleurs dans la même ville que vous (je distille des indices au fur et à mesure!). Vos billets sont un vrai régal aussi bien dans le fond que dans la forme: ils sont très bien écrits, simples, clairs, très intéressants et montre une réelle qualité de recherche ce qui n'est pas pour déplaire à l'ancien étudiant que je suis! ^^ Alors merci et un grand BRAVO! Continue à nous régaler et à nous captiver comme vous le faites depuis maintenant 2 ans....moi j'essaie de rattraper mon retard en dévorant tous vos billets! Et nous aurons sûrement l'occasion d'échanger quelques messages au détour d'un commentaire... A très bientôt!

FL a dit…

Wahou ! Laissez-moi le temps de revenir sur terre, après de telles éloges ! C'est très gentil et j'apprécie que vous ayez pris le temps de laisser un message.

Il ne me reste plus qu'à percer l'identité du lecteur-mystère, qui a joué les intermédiaires et vous a signalé mon blog... J'ai bien une petite idée, mais qui que ce soit, je le remercie. Et j'espère que je serai à la hauteur de vos compliments.

A bientôt, au détour d'un courriel ou d'un commentaire !