dimanche 16 mars 2014

Les Argées, Un Mystérieux Rituel.



                                        Dans un précédent article, je soulignais la place de la superstition et l'importance des traditions dans la religion romaine antique. En fait, les Romains étaient parfois tellement attachés à ces pratiques rituelles qu'il leur arrivait de célébrer certaines cérémonies tout en ignorant leur signification exacte. Le rituel dont je vais vous parler aujourd'hui fait précisément partie de ces actes religieux dont le sens, perdu depuis les temps archaïques, échappait totalement aux Romains. Pourtant, ils n'en respectaient pas moins fidèlement le déroulement.

                                        Il s'agit des Argées (Argei), sans doute l'un des rituels les plus anciens de l'Antiquité romaine, et aussi l'un des plus obscurs. Les Romains eux-mêmes, bien qu'ils aient suivi le rituel à la lettre, ne savaient pas vraiment ce qu'ils faisaient. Du coup, vous vous doutez bien qu'on en sait encore moins aujourd'hui !

                                        Ce rituel se déroulait en deux étapes distinctes. Dans les deux cas, une procession parcourait la ville, rejoignant des sanctuaires et stations. Au nombre de 24 selon Varron, ces chapelles étaient réparties dans les différents quartiers de Rome, chacun en accueillant 6. 


Vestales en procession, précédées du Grand Pontife. (©B. McManus via vroma.org)

                                        La première cérémonie avait lieu le lendemain et le surlendemain des Ides de Mars (16 et 17 Mars), en présence de la Flaminica Dialis, épouse du flamine de Jupiter, qui apparaissait les cheveux épars, en signe de deuil. On déposait des mannequins (30 ou 24 selon les sources) de jonc, roseau ou paille dans les différents sanctuaires. Soixante jours plus tard, soit lors des Ides de Mai (14 Mai), une nouvelle procession parcourait la ville, et on retirait les mannequins déposés deux mois plus tôt. On se regroupait près du pont Sublicius, sur lequel se tenaient les pontifes et les magistrats. Après le sacrifice d'usage, les Vestales jetaient les mannequins dans le Tibre.
"C’était les simulacres en joncs de vingt-quatre Argiens, que les prêtres jetaient publiquement tous les ans du pont Sublicius dans le Tibre." (Varron, "De La Langue Latine", VII-44.)

Monnaie de Trajan, montrant peut-être le pont Sublicius. (©B. McManus via vroma.org)


                                        Tout ce petit manège soulève au moins deux questions : d'où venait cette tradition, et quel en était le but ? Le problème, c'est justement qu'on en a aucune idée ! Même les Romains y perdaient leur Latin, et ça ne s'est pas arrangé depuis...

                                        L'origine et la finalité du rituel demeurent un mystère. A qui était destiné ce sacrifice ? A Dis Pater, à Saturne ? Était-ce un rituel d'expiation, de purification, en lien avec la Terre ? Certains pensent que les mannequins étaient sensés débarrasser la ville des souillures et pollutions morales ; selon une autre théorie, les effigies ainsi noyées commémoraient un sacrifice de masse, perpétré lors de la construction du pont afin d'attirer la bienveillance des Dieux. En résumé, personne n'en savait rien.

                                        Tite-Live prétend que les sanctuaires des Argées (Argeorum sacraria) avaient été bâtis par Numa Pompilius, le successeur de Romulus. C'est d'ailleurs un bon truc à retenir : dès qu'apparaît une institution religieuse, dites qu'on l'attribue à Numa ! Il y aura au moins un auteur antique pour vous donner raison... D'autres légendes lient la cérémonie au demi-Dieu Hercule, qui était arrivé en Italie avec les Argiens pour fonder la ville de Saturnia au pied du Capitole : les Argiens auraient ordonné que, une fois morts, leurs cadavres soient jetés dans le Tibre afin que les flots les ramènent jusqu'à leur Argolide natale.


Statuette d'Hercule. (Bronze du Ier/ IIème s. - Musée du Louvre.)

                                        Denys d'Halicarnasse rapporte un autre fait intéressant lorsqu'il explique que les mannequins précipités dans le Tibre n'ont pas toujours été des mannequins... A l'origine, il s'agissait d'un sacrifice humain, des hommes âgés de plus de 60 ans se portant volontaires (en d'autres termes, des types qui, selon les critères de l'époque, avaient déjà un pied dans la tombe et voulaient sans doute partir avec les honneurs.) ou étant choisis parmi les plus faibles, selon Ovide. En tous cas, les deux auteurs s'accorde sur le fait qu'Hercule, décidant d'abolir les sacrifices humains, aurait remplacé les malheureux ou courageux anciens par des mannequins, ersatz d'offrandes dédiées à Saturne.
"Ce jour-là aussi, la coutume veut que les Vestales jettent des mannequins de jonc, figurant des hommes des premiers âges, du haut du pont de chêne. Avoir cru qu'on envoyait à la mort des vieux de soixante ans, c'est accuser nos ancêtres d'un crime infâme. Jusqu'à l'arrivée en cette contrée de l'homme de Tirynthe, ce triste rituel à la manière de Leucade s'est accompli chaque année ; on dit qu'Hercule a jeté dans l'eau des citoyens de paille, et qu'à son exemple, on jette des semblants de corps. Certains pensent que, pour laisser aux seuls hommes jeunes le droit de vote, on précipitait du pont les vieillards affaiblis." (Ovide, "Fastes", V - 621.)

                                        Plutarque donne quant à lui une interprétation radicalement différente :
"Pourquoi, au mois de mai, jettent-ils du haut du pont de bois dans le Tibre des figures d'hommes qu'ils appellent Argiens ? Cela vient-il de ce que les Barbares qui habitaient anciennement le pays faisaient périr de cette manière les Grecs qui tombaient entre leurs mains? Mais Hercule, dont ils admiraient la valeur, abolit cette coutume meurtrière et leur conseilla de jeter dans le fleuve ces sortes de figures, afin de satisfaire leur superstition. Or, dans les premiers temps,on donnait également à tous les Grecs le nom d'Argiens. Faut-il attribuer cet usage au roi Évandre, qui s'enfuit de la Grèce et vint s'établir en Italie ? Et les Arcadiens de sa suite, qui regardaient les Grecs comme leurs ennemis, à cause du voisinage, voulurent, par cet usage, perpétuer le souvenir de leur haine contre ces peuples." (Plutarque, "Questions Romaines", 32.)

Sacrifice humain accompli par Achille. (Tombeau étrusque.)


                                        Bref, il existe beaucoup d'opinions divergentes quant à la nature exacte des Argées. Ce qui est rassurant, c'est que les Romains eux-mêmes n'y comprenaient rien, mais que ça ne les empêchait pas de perpétuer la tradition. Bien sûr, on pourrait se demander quel était l'intérêt de célébrer un rituel tellement ancien et obscur qu'on en ignorait absolument tout. Mais qui sait quel Dieu on aurait bien pu offenser en faisant l'impasse sur ce petit manège archaïque ? Et puis, soyez francs : connaissez-vous vraiment la signification exacte de toutes les fêtes de notre calendrier?

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