dimanche 28 décembre 2014

Zodiaque et mythologie. (Partie 1)

                                        Tous les ans en Janvier, les magazines vous promettent votre horoscope pour l'année à venir : en fonction de votre signe zodiacal, vous y découvrez ce que vous réservent les prochains mois sur le plan amoureux, professionnel ou de la santé. Je suppose que mon cas personnel reflète celui de beaucoup de gens : je n'y crois pas... mais je lis quand même ! On ne sait jamais, et si je dois vraiment rencontrer l'amour le 15 Mars, autant éviter de sortir en jogging et pas maquillée ce jour-là... Cela étant, je ne suis pas Madame Irma et je m'abstiendrai donc de sacrifier à cette tradition. En revanche, je peux en profiter pour aborder un autre aspect relatif aux signes du zodiaque : si à l'origine, ils n'étaient pas liés à la mythologie, la tradition gréco-romaine les y a progressivement inclus en les reliant à diverses légendes. C'est ce que nous allons découvrir dans cet article en deux parties - pour terminer 2014 et entamer 2015.

                                        Pour commencer, qu'est-ce que le zodiaque et qui en est à l'origine ? Le mot en lui-même vient du Grec, Zôdion signifiant "petit animal". Il s'agit de la division symbolique en 12 parties de l'espace du ciel que le soleil parcourt durant l'année. Chacune de ces parties comprend une constellation, qui donne son nom à un signe astrologique. C'est d'abord la disposition des étoiles qui a évoqué l'idée du symbole rattaché à la constellation, avant que celui-ci ne soit lié à une légende mythologique. Le poète Ausone les cite ainsi, dans l'ordre du parcours solaire :
"Vient ensuite cette zone de signes que composent douze constellations : le Bélier, le Taureau, les Gémeaux, le Cancer, le Lion, la Vierge, la Balance, le Scorpion, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau, et les Poissons." (Ausone, Fragments divers.)




                                        La question fait encore débat mais, si l'on rencontre quelques opinions divergentes, la plupart des historiens attribuent l'invention du zodiaque aux Babyloniens. Par leur intermédiaire, le système aurait été adopté par les Grecs et ensuite transmis aux autres peuples du pourtour méditerranéen - Romains inclus. L'astrologie connaît un réel développement à Rome au début de notre ère : pour les Anciens, l'astrologie n'a rien à voir avec l'idée que nous nous en faisons généralement puisqu'il s'agit d'une science, au même titre que les mathématiques ou la médecine. Le thème astral se base sur des calculs et observations complexes - bien loin de l'horoscope hebdomadaire de Elle ! L'engouement est tel que l'Empereur Tibère, par exemple, se passionne pour  la discipline, qu'il pratique lui-même en amateur. Il a toute confiance en son astrologue personnel, Thrasyllus, qu'il consulte sur les sujets les plus variés. Voilà qui mérite un article plus complet, ce qui sera sans doute fait prochainement...

                                        A l'origine, les symboles du zodiaque évoquaient le calendrier des travaux agricoles ou les phénomènes astronomiques et météorologiques observés au cours des saisons. Par exemple, le Bélier, le Taureau et les Gémeaux (d'abord représentés par deux chèvres) illustraient les mois de printemps ; la Balance représentait la période au cours de laquelle le jour et la nuit ont des durées égales ; le Sagittaire signifiait la saison de la chasse ; le Verseau la saison des pluies, etc. Cette symbolique a progressivement disparu, et adoptés par les Grecs, les animaux ou figures choisis pour personnifier les constellations ont été assimilés aux légendes mythologiques. Ces croyances ne sont pas toujours unanimes et on rencontre parfois plusieurs versions voire plusieurs personnages différents, associés à un seul et même signe. J'ai choisi de privilégier les plus communément évoqués.


Le Bélier.


                                        Le Bélier du signe éponyme, c'est celui de la Toison d'Or. L'histoire commence lorsque le Roi de Béotie, Athamas, se lasse de son épouse Néphélé dont il avait eu deux enfants - un fils nommé Phrixus et une fille appelée Helle. Le goujat renvoie sa femme et se remarie avec Ino, qui lui donne à son tour deux fils. Jalouse des enfants de Néphélé, et craignant que Phrixus ne supplante son propre rejeton dans l'ordre de succession, Ino décide de les faire tuer. Pour cela, elle fait griller les semences destinées à la récolte de blé, rendant les graines stériles. Consterné par l'absence de moisson et la famine à laquelle son peuple est condamné, Athamas consulte l'oracle. Or, Ino a soudoyé les messagers, qui accusent Phrixus et Helle d'être responsables de la colère des Dieux. Seule leur mort pourrait les apaiser... Accablé de chagrin, Athamas se résigne à sacrifier ses enfants.

Phrixus et Helle sauvé par Chrysomallos. (Vase lucanien, ©Harvard University.)



                                        C'était compter sans Zeus : imploré par Néphélé, il envoie à la rescousse le bélier à la toison d'or, Chrysomallos. Conduit par Hermès, l'ovin divin charge les deux enfants sur son dos et s'envole allègrement par-delà les mers. Manque de chance, Helle se penche un peu trop et - plouf ! - tombe dans l'océan et se noie. L'endroit, les Dardanelles, est également connu sous le nom d'Hellespont... Quant à Phrixus, il parvient jusqu'en Colchide où il sacrifie le Bélier en l'honneur de Zeus - qui transforme l'animal en constellation. Toutefois, on avait pris garde de mettre de côté la toison d'or, offerte au Roi de Colchide. Celle-là même que viendrait bientôt chercher un certain Jason - mais ceci est une autre histoire.


Le Taureau .


                                        Les taureaux ne manquent pas dans la mythologie gréco-romaine, mais le bovin stellaire serait celui dont Zeus avait revêtu la forme pour enlever Europe. Toujours chaud comme la braise, le Dieu tombe amoureux de la belle jeune femme. Craignant cependant la colère de son épouse Héra, il se change en un éblouissant taureau blanc et s’approche de l'objet de sa convoitise, qui joue sur la plage. Sous le charme, l'innocente a l'idée saugrenue de monter sur le dos de la bête qui - ni une, ni deux - part au triple galop dans la mer et l'emmène jusqu'en Crète. Là, reprenant sa véritable apparence, Zeus s'unit à elle - avant de l'abandonner pour repartir sur l'Olympe. Plaquée, Europe se console dans les bras d'Astérios, Roi de Crète. De son union avec le Dieu volage naquirent tout de même trois fils : Minos, Sarpédon, et Rhadamanthe. Minos fera plus tard construire un labyrinthe afin d'y enfermer un autre genre de taureau : le Minotaure. Mais ceci est une autre histoire.

"L'enlèvement d'Europe." (Toile de Noël-Nicolas Coypel - Philadelphia Museum of Art.)

Les Gémeaux.


                                        L'un des signes doubles de l'astrologie, les Gémeaux évoquent les jumeaux Castor et Pollux, également connus sous le nom de Dioscures. Ils sont les enfants de Léda, épouse de Tyndare, et de... Zeus, décidément toujours aussi entreprenant. Le Dieu choisit cette fois de se matérialiser sous la forme d'un cygne pour s'unir à Léda ; la même nuit, la coquine visite la couche de son époux légitime. De cette double union naissent deux œufs : le premier contient Hélène et Pollux (fils de Zeus) le second Clytemnestre et Castor (fils du Roi.)

                                        En grandissant, les deux garçons s'attachent profondément l'un à l'autre et une grande complicité les unit. Bon sang ne saurait mentir, les jumeaux multiplient les exploits, accompagnent par exemple Jason dans sa conquête de la Toison d'Or. Mais les jumeaux sont tués au combat et Zeus place son fils Pollux parmi les étoiles. Or, celui-ci refuse d'être immortel s'il doit être séparé de son cher Castor. Il supplie son père de partager l'immortalité avec son frère et Zeus y consent, réunissant les deux frangins au sein de la constellation des Gémeaux. Pendant ce temps-là, leur sœur Hélène a été enlevée par Pâris, qui déclenche ainsi la guerre de Troie. Mais ceci est une autre histoire.


Castor & Pollux. (Statue de Joseph Nollekens - Victoria & Albert Museum.)


Le Cancer.


                                         Cette fois, Zeus n'y est pour rien ! Le Cancer est l'un des rares signes que le Roi des Dieux n'a pas lui-même placé au firmament. La créature - carcinos en Grec, soit écrevisse - est liée au mythe d’Héraclès.

                                        Parmi ses douze travaux, le héros doit combattre l'hydre de Lerne, monstrueux serpent multicéphale (Vous savez : dès qu'on lui coupe une tête, il en repousse deux à la place.) Or, cette charmante créature n'est pas la seule occupante de Lerne puisqu'on y trouve aussi le futur Cancer, placé là par Héra qui exècre notre héros. L'idée, c'est que l'écrevisse détourne l'attention d'Héraclès pour donner l'avantage à l'Hydre. Malheureusement pour l'écrevisse (et pour l'Hydre), le plan ne fonctionne pas comme prévu : la bestiole mord bien Héraclès au talon, mais celui-ci l'écrase d'un simple coup de pied. Magnanime, Héra  récompense toutefois le sacrifice du Cancer en le plaçant parmi les constellations. Et Héraclès extermine l'Hydre et passe aux travaux suivants. Mais ceci... (Vous avez saisi l'idée ?!)


Héraclès attaqué par Carcinos, tandis qu'il combat l'hydre. (Vase attique - ©Bibi Saint-Pol via wikipedia.)


Le Lion.


                                        Revoici Héraclès puisque le lion zodiacal n'est autre que le lion de Némée, que le Héros affronte au cours du premier de ses douze Travaux. Fruit des amours d'Echidna et de de Typhon, ce fauve redoutable élevé par Héra terrorise la vallée de Némée. Héraclès tente d'abord d'abattre la bête de ses flèches, mais celles-ci effleurent à peine la peau de l'animal. Il n'a pas davantage de succès lorsqu'il essaye de le tuer à coups d'épée ou de massue : la massue s'abat sur le crâne de l'animal dans un choc formidable... et se brise en mille morceaux ! Désarmé, Héraclès saisit alors le lion par le cou, et il l'étrangle à mains nues. Au passage, il dépèce le cadavre et endosse la peau du monstre, qui s'est avérée si solide, pour s'en faire une armure. Pour commémorer l'exploit de son fils, Zeus place le Lion au nombre des constellations.


"Hercule étranglant le lion de Némée." (Esquisse de Pierre-Paul Rubens - ©Harvard Art Museum.)


La Vierge.


                                        Il est déjà plus difficile de relier la Vierge à une légende mythologique précise. On la rapproche de plusieurs divinités - comme Isis ou Déméter - mais sans lui attacher un récit spécifique. Cependant, on évoque le plus souvent Astrée : sœur de la Pudeur, cette jeune femme vertueuse, Déesse de la justice, était la fille de Zeus et de Thémis. Aux temps heureux de l'Âge d'or, où les Hommes ne connaissaient que la paix, l'amour et la prospérité, elle vivait parmi les mortels. Mais c'était trop beau pour durer : la situation dégénéra avec l'apparition des guerres et des crimes, et tout partit en vrille. On était entré dans l'Âge de Bronze, et ça n'allait pas s'améliorer ensuite... Désabusée par les perversions de l'âme humaine et la déliquescence du monde, Astrée mit un terme à son séjour terrestre et se retira dans les Cieux, sous la forme de la constellation de la Vierge.


"Astrée quittant les bergers." (Toile de Salvador Rosa - The Yorck Project via wikipedia.)

dimanche 21 décembre 2014

Satané Petrus Tritonius : Renaissance et musique antique.


                                        A plusieurs reprises, j'ai eu l'occasion de souligner la manière dont l'Antiquité avait inspiré les artistes. C'est en particulier le cas à la Renaissance, avec la redécouverte des textes et de l'art antique, et à partir de la fin du XVIIIème siècle lorsque les ruines de Pompéi et Herculanum sont dégagées. Cette influence se rencontre en peinture, en sculpture, en littérature, en musique, en architecture - et aujourd'hui encore, les thèmes antiques nourrissent les médias modernes, par exemple le cinéma ou les jeux vidéos. Ils surgissent parfois dans des domaines totalement inattendus : j'avais cité plusieurs groupes de rock s'inspirant de la Rome antique. Aujourd'hui, je vais à nouveau vous parler de musique - mais d'un genre radicalement différent : je vous emmène au cœur de la Renaissance, faire la connaissance d'un compositeur autrichien nommé Petrus Tritonius.

                                        Peter Treybenreif est né au Tyrol en 1465. En 1486, il est inscrit à l'université de Vienne, et rejoint ensuite celle d'Ingolstadt en 1497. Comme nombre de lettrés de l'époque, il adopte un pseudonyme latin, Petrus Tritonius, alors qu'il étudie aux côtés de l'humaniste allemand Conrad Pickel, dit Conradus Celtis. C'est en grande partie grâce à ce dernier, poète et philologue passionné de poésie latine, que l'Allemagne de la Renaissance redécouvre la culture antique classique.

"Apollon sur le Parnasse." (Illustration des "Odes" de Tritonius en 1507. ©Warburg Institute Iconographic Database.)



                                        Proche de Tritonius, il encourage son élève à composer un recueil didactique de chants basé sur les Odes du poète latin Horace et supervise la composition de cette œuvre à 4 voix avec mélodie au ténor. Ces compositions, intitulées  Melopoiae sive harmoniae tetracenticae, sont centrées sur la rythmique, qui respecte scrupuleusement la prosodie originale de la récitation latine : Tritonius suit la tradition héritée de l'école d'Alexandrie, selon laquelle la musique doit reproduire de façon littérale les schémas métriques de la poésie classique, avec une alternance stricte de longues et de brèves. (Pour résumer, la rythmique de la musique antique s'appuie sur une structure binaire : la phrase musicale se compose d'alternances de brèves et de longues correspondant à deux brèves. Il existe donc différentes combinaisons, permettant de varier le rythme.) Il en résulte que, si ces 22 odes ont été composées pour plusieurs voix, ce sont moins des œuvres polyphoniques que des chants homophoniques et homorythmiques, proches des chœurs des tragédies antiques grecques. On y trouve notamment un hymne à l'Empereur Auguste (texte tiré des Odes I.2.), "Iam satis terris", que vous pouvez écouter dans le deuxième podcast signalé en fin d'article.


Auguste en grand pontife. (Palazzo Massimo alle Terme - ©S. Sosnovskiy.)



                                        Une fois ses études achevées, Tritonius retourne au Tyrol, où il s'installe comme professeur de Latin et de musique, à l'école de la cathédrale de Brixen (aujourd'hui Bressanone). Docteur honoraire de l'université de Padoue, il retrouve Vienne quelques années plus tard, en tant que maître de musique à l'Université où il a fait ses classes, au sein du Collège de Poètes et de Mathématiciens fondé par Celtis. A la mort de ce dernier en 1508, Tritonius regagne à nouveau le Tyrol, enseignant dans diverses villes comme Bozen (Bolzano - où il dirige la Lateinschule). En 1524, il publie un Hymnarius de 131 chants, plus vieux recueil imprimé d'hymnes catholiques connu. Il meurt peu de temps après, sans doute en 1525.

                                        Publiées en 1507 à Augsburg, les Odes de Tritonius rencontrent un succès immédiat et font l'objet de plusieurs rééditions. Elles sont surtout prises pour modèle par plusieurs compositeurs germaniques qui calquent leurs œuvres sur celle de Tritonius en imitant à leur tour la structure musicale antique. Marquant par exemple le chant choral luthérien, l'influence des Odes horatiennes ne se cantonne pas aux territoires germaniques, et elle gagne la France vers la fin du XVIème siècle sous une forme nouvelle...



Musique médiévale. (Extrait du manuscrit du codex Manesse.)


                                        Appelé musique mesurée à l'antique, ce genre musical s'inspire en premier lieu d'un courant littéraire de la Renaissance italienne du XVème siècle, qui appliquait la métrique de la poésie gréco-latine à la langue vernaculaire. En appliquant à ces textes les règles mises en lumière par Tritonius, les artistes français donnent aux notes une valeur rythmique basée non sur la mesure, mais sur la longueur des syllabes chantées - comme dans la prosodie grecque, avec ses longues et ses brèves. En 1570, le poète Jean Antoine de Baïf est l'un des premiers à mêler les deux courants, entraînant dans son sillage d'autres poètes de la Pléiade et les musiciens Thibaut de Courville, Jacques Mauduit et Claude Le Jeune. Si elle tombe en désuétude dès le début du siècle suivant, la musique mesurée à l'antique a cependant contribué à l'évolution des formes musicales, en conduisant par exemple à la création de la musique de ballet, telle que la compose Lully sous le règne de Louis XIV. Plus encore, on considère souvent que le développement de la prosodie, en rapprochant la musique du texte chanté, a jeté les fondements d'un nouveau genre musical : l'opéra.
 
                                        Fascinés par l'Antiquité, les artistes des XVème - XVIème siècle ont donc puisé dans sa musique et sa poésie les règles rythmiques et métriques qui, appliquées aux textes anciens ou vernaculaires, ont donné naissance à un répertoire sacré et profane dont la forme nouvelle a profondément transformé la musique occidentale. A l'origine de ce mouvement, Petrus Tritonius mérite bien un peu de reconnaissance, fût-ce par le biais d'un modeste article sur ce blog. Juste une dernière chose, pour expliquer le titre de ce billet : le pseudonyme de Tritonius désigne aussi un terme musical un peu particulier, puisque le triton est en effet un intervalle forcé de trois notes, le plus souvent dissonant et aussi connu comme l'intervalle du Diable...


Danse du moyen-âge, d'après une gravure imprimée à Augsburg, fin du XVème s.




Pour en savoir plus, vous pouvez écouter les deux émissions que France Musique a consacrées à la musique de la Renaissance : Horizons chimériques des 26 et 27 Septembre 2013, disponibles en podcast ici et .




dimanche 14 décembre 2014

Foyer, doux foyer : les Pénates.


                                        La mythologie romaine puisant la majeure partie de ses légendes dans le corpus grec, rares sont les expressions qui font référence à des mythes spécifiquement latins. Pourtant, quand on parle de "regagner ses pénates", on évoque bel et bien des divinités romaines. C'est donc aux pénates que je consacre mon article aujourd'hui, et je vous propose de découvrir qui ils sont exactement et comment on les honore dans la Rome antique.

                                        Les Pénates (Dei ou dii Penates) sont des dieux domestiques, particuliers à chaque maison. Les sources divergent quant à leur origine : certains les disent étrusques, d'autres importés de Samothrace, d'autres encore apportés à Rome de Phrygie par Tarquin l'Ancien. Les Pénates sont en tous cas des divinités présentes dans la religion romaine dès les temps archaïques. Ils représentent à l'origine les esprits protecteurs du garde-manger, qui veillent sur les réserves alimentaires de la maison. Par extension, ils deviennent plus largement les protecteurs de la famille dont ils assurent la subsistance, et qu'ils suivent en cas de déplacement. Dieux du foyer domestique, veillant sur le feu qui sert à cuisiner, leur culte est respecté tout au long de l'histoire romaine : l'Empereur Théodose y met théoriquement un terme en 302, lorsqu'il interdit les cultes païens mais, dans la pratique, nombreux sont ceux qui persistent à honorer les Pénates, en particulier en milieu rural.

Statue en bronze d'un Pénate. (©British Museum.)



Les Pénates Dans La Sphère Privée. 

 

Généralités.


                                        Le mot Pénates (en général employé au pluriel) dérive du Latin "penus" signifiant "vivres, provisions". En toute logique, ils sont spécifiquement attachés au penitus, pièce de la domus où sont conservés les aliments.
"Assez voisins d'elle [de Vesta] par leur fonction sont les dieux pénates dont le nom vient de "penus", c'est-à-dire de tout ce qui peut servir à l'alimentation des hommes, ou peut-être de "penitus" parce que leur séjour est l'intérieur de nos maisons; d'où le nom de "penetrales" que leur donnent les poètes." (Cicéron, "De La Nature Des Dieux"; II - 27.)

                                        Chaque famille possède ses propres Pénates, transmis d'une génération à l'autre, aussi bien en cas de filiation directe que par adoption : l'enfant abandonne alors les pénates de ses parents biologiques pour ceux de sa nouvelle famille.
"Seuil et linteau de cette porte, salut et en même temps adieu ! Aujourd’hui pour la dernière fois je sors de la maison paternelle. (...) Dieux pénates de mes parents, auguste Lare de ma famille, protégez la fortune de mon père et de ma mère, je vous la confie. Pour moi, je vais me chercher d’autres pénates, un autre Lare, une autre ville, une autre cité." (Plaute, "Le Marchand", Acte V - Scène 1.)

Au contraire des Lares qui protègent la terre et sont attachés à un lieu, les Pénates restent indissociables de la cellule familiale et la suivent en cas de changement de domicile ou d'émigration.


Pénate couronné portant une corne d'abondance et une coupe pour les libations. (©B. McManus.)


Représentation.

 

                                        Les Pénates sont, du moins en théorie, au nombre de deux : le premier veille sur la nourriture, le second sur la boisson. Ils forment, avec le Lare et Vesta (Déesse du foyer), une triade protectrice de la maison et du foyer. Sur l'autel familial, ils sont placés de chaque côté du Lare et sont en général représentés sous les traits de jeunes gens dansant et tenant une corne ou tout autre symbole d'abondance.


Denier montrant les visages des Pénates. (Époque républicaine. ©British Museum.)


Tout comme la pratique cultuelle (voir ci-dessous), le nombre et la représentation des Pénates ont été radicalement transformés au fil du temps. A l'origine ils étaient probablement à l'effigie des fondateurs de la lignée, mais les images se sont progressivement stéréotypées. Cette indétermination a un effet surprenant : vers la fin de la République, on peut choisir pour Pénates des figures très diverses, comme des divinités majeures ou des hommes éminents de l'Histoire. Certains prennent pour Pénates Hercule, Fortuna, Éros, Mars ou Jupiter. Parfois, le choix des Pénates est lié à la profession du chef de famille : un marchand honorera par exemple Mercure. D'autres optent pour des personnalités marquantes : le dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio précise que Marc Aurèle choisit d'honorer ses précepteurs; Alexandre Sévère prend pour Pénates des hommes éminents comme Abraham, Orphée, Marc Aurèle ou... Jésus (!); Suétone, lui,vénère une statuette d'Auguste offerte par Hadrien. 

 
Statues d'un laraire privé. (©Musée Romain d'Avenches.)



Lieux de culte.


                                        Ces dieux du foyer ont leur emplacement réservé dans chaque domus : une niche, une table, un simple coin de pièce, un autel ou un petit sanctuaire qu'ils partagent avec le Lare - d'où le nom de laraire. A l'origine, l'autel des Pénates est le foyer, dont le feu sert à la préparation des aliments, et généralement situé au fond de l'atrium. Leurs images sont donc placées devant le penitus, à proximité du foyer. On retrouve ici le lien très fort qui unit les Pénates à la Déesse Vesta.

Laraire de la maison des Vettii, Pompéi.

                                        Cette description concerne surtout la Haute Antiquité et les milieux ruraux, avec un habitat encore rudimentaire. Le culte des Pénates évolue lorsque se développe une architecture urbaine et que les maisons deviennent plus complexes (avec atrium, cuisine, penitus distincts) : si les images des Pénates sont parfois encore conservées dans l'atrium, elles peuvent aussi être placées derrière l'entrée de la maison, dans la cuisine, voire directement peintes sur le four. Dans les demeures les plus riches, on consacre parfois aux cultes domestiques une pièce spécifique, sorte de chapelle dédiée à cet usage, où sont honorés entre autres les Pénates. 


Reconstitution d'un laraire de Pompéi.

Rituel.


                                        Les Pénates sont toujours évoqués ensemble, et le culte est conduit par le pater familias. En présence de toute la famille (au sens large, esclaves inclus), il prononce chaque matin une prière et fait une offrande aux Pénates. Avant chaque repas, il leur demande également leur bénédiction : on brûle à leur intention dans le foyer une partie de la nourriture, et tous demeurent silencieux jusqu'à ce que le père déclare que les Pénates sont satisfaits. On leur offre en particulier du sel, qui conserve la nourriture , et de l'épeautre , première céréale cultivée par les Romains. Si les images ne sont pas placées dans la salle où ont lieu les repas, on les transporte sur la table. Lors des occasions spéciales (mariage, anniversaires, etc.), trois jours par mois (Calendes, Nones et Ides), ainsi que lors des Caristia du 22 Février et des Saturnales de Décembre, on effectue des sacrifices particuliers : on offre ce jour-là aux Pénates du miel, des gâteaux, de l'encens, parfois même un porc.
"Qu’une main parasite approche de l’autel, / Son coûteux sacrifice aura moins de succès / Pour désarmer l’hostilité de ses Pénates / Qu’un pieux froment et du sel pétillant." (Horace, "Odes", III - 23.)


Le culte domestique, dirigé par le pater familias.


Les pénates publics - Dei Penates Publici.


                                        En tant que groupe social structuré, la cité recrée d'une certaine manière le culte domestique propre à la cellule familiale. A l'échelle d'un village ou d'une ville se créent ainsi des cultes rendus à des Pénates publics, qui remplissent les mêmes fonctions à un niveau plus étendu : ils ne veillent pas uniquement sur une famille, mais sur l'ensemble de la communauté. De la plus grande ville à la plus humble bourgade, chaque cité a ses propres Pénates. Plus tard, la domination de Rome s'accompagne de l'apparition de Pénates spécifiquement dédiés à la protection de l’État et du peuple romain tout entier.

Énée sacrifiant aux Pénates - relief de l'Ara Pacis.


                                        Dans le cadre privé, c'est au pater familias qu'incombe la responsabilité du culte des Pénates ; au temps de la royauté, c'est donc logiquement le Roi qui assume le rituel - d'autant qu'il cumule les fonctions royales et sacerdotales - conjointement avec les Vestales, les deux cultes étant comme nous l'avons dit en étroite corrélation. La fonction passe ensuite aux Pontifes, puis à l'Empereur lui-même en tant que Pontifex Maximus.

                                        Aux origines de Rome, chaque cité du Latium honore donc ses propres Pénates. Selon la légende, les Pénates de la cité de Lavinium sont ceux d’Énée : fuyant Troie en flammes après la guerre contre les Grecs, l'ancêtre mythique des Romains et son père Anchise emportent avec eux les Pénates de la ville. Arrivé en Italie, Énée fonde la cité de Lavinium et y dépose les Pénates troyens.
"Depuis l'antique Troie (peut-être ce nom a-t-il frappé vos oreilles), nous avons été emportés de mer en mer, et la tempête, au gré de sa fantaisie, nous a poussés aux bords de Libye. Je suis le pieux Énée, j'emporte avec moi sur mes vaisseaux nos Pénates arrachés à l'ennemi, et mon renom s'étend jusqu'à l'éther. Je cherche l'Italie, terre de mes pères; ma race est issue du grand Jupiter." (Virgile, "L'Enéide", I - 375.)

"Énée et Anchise" (portant les Pénates) (Tableau de Lionello Spada - Musée du Louvre.)

Lorsque son fils Ascagne tente de les transporter à Albe-La-Longue, grande cité du Latium qu'il a créée, les Pénates ne se montrent guère coopératifs : par deux fois, ils... regagnent leur pénates de Lavinium, une fois la nuit tombée !
"Durant la construction de la ville, on dit qu'un prodige fort remarquable se produisit. On avait construit un temple avec un sanctuaire intérieur pour les images des dieux qu'Énée avait apportées avec lui de la Troade et avait installées dans Lavinium, et les statues avaient été apportées de Lavinium dans ce sanctuaire; mais la nuit suivante, bien que les portes fussent soigneusement fermées et les murs de l’enceinte et le toit du temple n'eussent souffert aucun dommage, les statues changèrent de place et furent retrouvées sur leurs anciens socles." (Denys d'Halicarnasse, "Antiquités Romaines", I - 68.)

                                        Au début de l'expansion de Rome, les Pénates veillant sur l'ensemble des villes de la ligue Latine sont justement ceux de Lavinium. La symbolique est tellement forte que pendant longtemps (et même encore sous le règne de Claude), les Prêtres leur font des offrandes annuelles, et les magistrats romains prêtent serment devant eux. De même, les consuls sont tenus d'offrir un sacrifice dans ce sanctuaire lorsqu'ils prennent ou quittent leur fonction.

Temple de Vesta sur le Forum. (©Leo C. Curra.)

                                        A Rome, il existe en réalité deux lieux de culte distincts. D'une part, les Pénates sont honorés dans le temple de Vesta, sur le Forum. Plus précisément, il y existe une pièce où sont conservées les offrandes et où seuls les Pontifes et les Vestales ont le droit d'accéder.  Une fois par an, le lieu est solennellement nettoyé et purifié. D'autre part, il y a un second temple dédié aux Pénates, sur la colline de la Velia - il correspond peut-être au vestibule de l'église Santi Cosma e Damiano - où les Dieux sont représentés sous les traits de jeunes gens assis, munis d'une lance. Certains chercheurs distinguent les deux cultes, supposant que les Pénates de la Velia sont ceux du Latium, et ceux du Temple de Vesta, les Pénates de Rome proprement dite.
"On vous montre à Rome un temple construit pas loin du forum dans une ruelle qui mène aux Carènes; c'est un petit sanctuaire obscurci par la taille des bâtiments voisins. L'endroit s'appelle en langue indigène Velia. Dans ce temple il y a des images des dieux de Troie qu'il est permis à tous de voir, avec une inscription les désignant comme les Pénates. (...). Ce sont deux jeunes gens assis tenant des lances, et ce sont des œuvres de facture antique." (Denys d'Halycarnasse, "Antiquités Romaines", I - 69.)

En guise de conclusion.


                                        On confond souvent le Lare et les Pénates, et certains chercheurs pensent même que les Pénates sont en réalité des Lares spécialisés, chargés de veiller sur l'approvisionnement en nourriture. Théoriquement, leurs rôles sont différents : le premier protège la terre sur laquelle est installée la famille et, à ce titre, il n'en bouge pas ; les seconds sont, comme nous l'avons vus, attachés à la famille qu'ils suivent dans ses déplacements. Toutefois, plusieurs phénomènes tendent à accentuer la confusion. Pour commencer,  le mot de Lares ou celui de Pénates désigne souvent indistinctement par métonymie le groupe des trois personnages - les deux termes étant utilisés comme métaphore pour évoquer la maison. De plus, dans les campagnes, le Lare veillant sur la terre exploitée par les paysans est tout naturellement lié aux ressources dont ils disposent et donc à leur subsistance, et se confond avec les Pénates. Enfin, en milieu urbain, les Pénates d'une cité sont évidemment ancrés sur son territoire : ils perdent leur mobilité, caractéristique qui les différenciait en grande partie des Lares.

                                        D'ailleurs, vous aurez peut-être remarqué l'ambivalence de l'expression que je citais en introduction. Il me semble en effet que la phrase "regagner ses pénates", qui nous vient directement de ces divinités domestiques, est finalement assez paradoxale : les Pénates sont sensés accompagner les membres de la famille, et non pas attendre sagement leur retour au coin du feu. Si vous suivez le raisonnement, vous conviendrez avec moi qu'on devrait donc logiquement regagner son Lare...

dimanche 7 décembre 2014

Bonnes adresses : calendrier de l'avent et Le Petit Atelier.

                                        Pas de véritable article cette semaine, mais quelques lignes pour attirer votre attention sur deux sites internet qui méritent le détour d'un clic.

                                        Tout d'abord, je vous signale le changement d'adresse du blog du Petit Atelier, dirigé par Véronique Pinguet-Michel. La mise à jour a été faite dans la liste des blogs à suivre, à gauche de cette page, mais je vous donne tout de même le nouveau lien : http://lepetitatelier.blogs.midilibre.com/

                                        Surtout, je voulais vous présenter un site et une application lancés par les éditions des Belles Lettres : ABCD Erasme. Le site se présente sous la forme d'un calendrier de l'avent, révélant chaque jour un adage en Latin mettant en scène un animal. Illustré de manière très originale et esthétique, il est accompagné de sa traduction en Français.

                                        Ces adages sont tirés de l'ouvrage du même nom, recueil de notes rédigées par l'humaniste Érasme vers 1500. L'auteur de "L’Éloge de la Folie" y avait réuni et commenté des citations tirées de textes grecs et latins, souvent encore utilisées de nos jours  ("Prendre le mors aux dents" ; "Récolter ce que l'on sème") ou tombées dans l'oubli et donc plus mystérieuses et amusantes à nos yeux ("Apporter des chouettes à Athènes", "Tenir la lentille par le coin.")



                                        Les Belles Lettres ont récemment publié une nouvelle édition de cet ouvrage dans un superbe coffret. A l'occasion des fêtes de fin d'année, elles proposent donc - outre ce calendrier de l'avent - une application originale (et gratuite) présentant 25 de ces adages illustrés, avec entre autres leur prononciation en Latin et la traduction en Français, une explication détaillée et le texte d’Érasme. Enfin, un concours de nouvelles apporte la touche finale à cette sympathique initiative.

                                        Je précise que je n'ai pas testé l'application, qui n'est disponible que sur l'App Store. En revanche, je suis assidument le calendrier et je vous le recommande volontiers. N'hésitez pas à laisser un commentaire et à donner votre avis si vous avez téléchargé l'application.

Lien vers le calendrier : ici.
Pour télécharger l'application : ici.