dimanche 6 septembre 2015

"Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent."


                                        De tous les Empereurs romains, Caligula est sans doute l'un des plus célèbres - avec Néron. Dans les deux cas, les raisons de cette notoriété sont à chercher du côté d'une réputation sulfureuse mêlant folie, inceste et meurtres en tous genres. Néron, présenté comme une sorte d'antéchrist matricide et incendiaire me paraît avoir l'avantage mais tout de même, Caligula marque les esprits : outre  son cheval sénateur, ses déviances sexuelles et son sadisme assumé (du moins d'après Suétone - voir ici), on retient souvent de lui la phrase suivante : "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent." ("Oderint dum metuant").
"Il avait fréquemment à la bouche ce mot d'une tragédie: 'Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent.'" (Suétone, "Vie de Caligula", XXX.)
Comme le souligne l'historiographe, Caligula n'est pas l'auteur de la citation : son origine est ailleurs...

Caligula. (© B. McManus via vroma.org.)

                                        Elle provient en fait d'une tragédie latine du IIème siècle avant J.C., écrite par Lucius Accius. Fils d'un esclave affranchi, il s'inspire des mythes grecs pour composer ses pièces, et l'une d'elles met en scène l'histoire d'Atrée.

                                        Roi de Mycènes et fondateur de la lignée éponyme des Atrides, Atrée pourrait en apprendre à Caligula. Véritable tyran, il règne par la terreur et ne rechigne ni à la torture, ni au meurtre, ni à la trahison pour conserver le pouvoir et assouvir sa vengeance. Au point que, dit-on, le soleil horrifié se détournait même de sa route. Pour vous donner un aperçu, son frère Thyestes ayant séduit son épouse, Atrée tue ses propres neveux, les démembre, les fait cuire et les lui sert à dîner lors d'un prétendu festin de réconciliation... Découvrant la vérité, Thyestes maudit la descendance de son frère. De manière générale, le mythe explore la haine et la vengeance fraternelles au sein de la famille des Atrides, générations après générations. Et c'est donc dans la bouche d'Atrée qu'Accius place la réplique "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent" - qui définit pratiquement la tyrannie.


"Atrée Montrant A Son Frère Thyestes La Tête De Ses Enfants." (Dessin de François Boucher.)



                                        Un siècle après l'écriture de la pièce, la citation était déjà quasiment devenue proverbiale. Elle est par exemple reprise plusieurs fois par Cicéron, notamment dans ses "Philippiques" où il s'adresse ainsi à Marc Antoine :
"Ce que je redoute le plus, c'est que, ne connaissant pas la vraie gloire, vous ne la voyiez dans la tyrannie, et que vous ne préfériez la haine de vos concitoyens à leur amour. Si vous pensez ainsi, vous ne connaissez pas la gloire. Être cher à ses concitoyens, bien mériter de la république, être loué, honoré, aimé, voilà la gloire; mais être craint, être haï, voilà ce qui est odieux, fragile, périssable. Nous voyons, par le théâtre, quel a été le sort de ceux qui ont dit 'Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent'." (Cicéron, "Philippiques", I-34.)
                                        Sénèque disserte lui aussi à plusieurs reprises sur cette phrase, et en particulier dans "De La Colère" où il évoque ensuite notre Caligula, symbole même du tyran.
"Eh ! n'est-il donc pas également des propos tenus dans la colère, qu'on trouve magnanimes quand on ignore la vraie grandeur, tel que ce mot infernal, exécrable : 'Qu'on me haïsse pourvu qu'on me craigne' ; mot qui respire le siècle de Sylla. Je ne sais ce qu'il y a de pis dans ce double vœu : la haine ou la terreur publique. Qu'on me haïsse ! Tu vois dans l'avenir les malédictions, les embûches, l'assassinat ; que veux-tu de plus ? Que les dieux te punissent d'avoir trouvé un remède aussi affreux que le mal ! Qu'on te haïsse ! Et quoi ensuite ? Pourvu qu'on t'obéisse ? non. Pourvu qu'on t'estime ? non. Pourvu que l'on tremble. Je ne voudrais pas de l'amour à ce prix." (Sénèque, "De La Colère", I - 20 - 4.)


Tibère. (Musées Du Vatican.)

Entre temps, l'Empereur Tibère avait adopté la devise royale mycénienne. Le prédécesseur de Caligula, homme cultivé et fin lettré, aimait paraît-il répéter la formule, en l'édulcorant cependant : "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils m'approuvent" (Oderint dum probent). La nuance est de taille : là où Tibère avait atténué la violence de la citation, Caligula en reprend la forme originale, rappelant volontairement le règne d'Atrée et assumant son image de tyran sanguinaire et de provocateur. Et c'est du reste grâce à lui et à ses excès que l'expression est demeurée célèbre.

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